mercredi 4 août 2010

Volupté


Ô vous qui avez trop vieilli par l’âme et souffert, si vous voulez déguiser le plus amer de votre souci, ne riez jamais, ne vous efforcez plus de sourire.
[…]
Elle disait qu’il y a un jour dans la vie de l’âme où l’on a trente ans ; que les choses apparaissent alors ce qu’elles sont ; que cette illusion d’amour qui, sous la forme d’un bel oiseau bleu, a voltigé devant nous, sauté et reculé sans cesse pour nous inviter à avancer, nous voyant au milieu, bien engagés dans la forêt et les ronces, s’envole tout de bon ; qu’on ne le distingue plus que de loin par moments au ciel, fixé en étoile qui nous dit de venir ; que, vivrait-on alors trente ans encore et trente autres sur cette terre, ce serait toujours de même, et que le mieux serait donc de mourir, s’il plaisait à Dieu, avant d’avoir épuisé cette uniformité ; qu’on deviendrait même ainsi plus utile à ceux d’en bas en priant pour eux.
Elle disait qu’il y a pour l’âme aimante une lutte bien pénible : c’est quand l’oiseau d’espérance, qu’on croyait parti pour toujours, redescend encore un instant et se pose ; quand on a un jour vingt ans et le lendemain trente, et puis vingt ans de nouveau, et que l’illusion et la réalité se chassent l’une l’autre en nous plusieurs fois dans l’espace de peu d’heures ; - mais j’ai les trente ans désormais sans retour, ajoutait-elle.
[…]
Elle disait aussi, je m’en souviens, que l’illusion ou l’amour qu’on porte en soi à vingt ans ressemble à un collier dont le fil est orné de perles ; mais, au collier de trente ans, les perles sont tombées ; il n’en reste que le fil, qui dans un cœur fidèle, du moins, est indestructible et dure cette vie et l’autre.
Elle disait naturellement de ces choses qui semblaient cueillies sur la trace des Esprits des nuits dans les bruyères maternelles, mais de ces choses relevées avec sagesse et mûries dans un cœur tendre.


Sainte-Beuve, Volupté, neuvième édition, Paris G. Charpentier éditeur, 1877.

En fait, je n'ai pas encore commencé ce livre, disons que je l'ai commencé par la fin, par l'Appendice et les quelques réflexions de George Sand, de Chateaubriand, de Michelet sur cet ouvrage de Sainte-Beuve. Je pense que pour parvenir à le lire il faudra que je m'y consacre entièrement, sans vouloir m'évader par d'autres lectures comme je le fais souvent avec les livres en cours. La lecture ce devrait être cela aussi : se donner des exigences et les atteindre, ce que je n'ai pas encore réussi avec Proust.
Celui-ci, dans sa vieille édition, brochée, j'aime le toucher, avec volupté.