vendredi 1 mai 2015

"Un fanatique de l’authenticité immédiate, purulente, démasquante."

Une semaine enivrante avec les NCC : "L'ivresse poétique".
En compagnie de Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Bukowski.





Comment devenir un grand écrivain
(How to Be a Great Writer)

Vous devez baiser le maximum de femmes
de belles femmes et écrire
le minimum de poèmes d’amour courtois.

 
et ne vous préoccupez pas de leur âge
et/ou des questions de talents.


simplement buvez de la bière
de plus en plus


et allez aux courses au moins une fois
par semaine


et gagnez
si possible.


apprendre à gagner n’est pas à la portée
de tous

n’importe quel plouc
peut devenir un excellent perdant.


et n’oubliez pas ce cher Brahms
et ce cher Bach et cette chère
bière


mais pas de forcing.
dormez jusqu’à midi.

évitez les cartes de crédits
et aussi de payer
cash.


rappelez-vous qu’il n’y a pas un cul
dans ce vaste monde qui ne vaille plus
de 50$ (1977).


et si vous avez envie d’aimer
aimez-vous d’abord


mais en gardant
toujours à l’esprit la possibilité
d’une défaite complète
quelle qu’en soit la raison
fondée ou non
un avant goût de la mort n’est pas
nécessairement une mauvaise chose -


ne mettez pas les pieds dans les églises
les bars et les musées.

et telle l’araignée
soyez patients -

le temps est notre croix à tous
avec
l’exil
la défaite
la trahison


toutes ces saletés.

restez en tête à tête avec la bière.

chaque bière est comme du sang nouveau.

comme une maîtresse éternelle.

prenez une grosse machine à écrire
et comme si vous ne faisiez que
marcher et remarcher


attaquez-la
attaquez-la durement


comme si vous disputiez un combat de
poids lourds


comme le taureau quand il charge

et rappelez-vous les vieux chiens
qui se battirent si bien :
Hemingway, Céline, Dostoïevski, Hamsun.


et si vous croyez qu’ils ne sont pas
devenus fous
dans leur trou


comme vous êtes en train de le devenir

sans femmes
sans nourriture
sans espoir


alors vous n’êtes pas encore mûr.

buvez encore plus de bière.
vous avez le temps.
et si ce n’est pas le cas
ce serait tout aussi
bien.



Charles Bukowski (1920-1994), L’amour est un chien de l’enfer (Love is a Dog from Hell, 1977)
 
Anarchisme absolu
 
« A quoi bon des poètes dans un temps de détresse ? » ; demandait Hölderlin. La réponse est dans Bukowski, dans une prose qui est l’une des plus dénonciatrices-accusatrices de ce temps. Et sans aucune issue proposée : le constat d’enfer nu, organique, brutal. Les « caprices » de Goya, en pleines phrases. J’ai lu quelque part que Bukowski était « rabelaisien ». Mais non, il s’agit de quelque chose de beaucoup plus noir, de beaucoup plus simple et lisible, d’une inspiration beaucoup plus « théologique » sous un air d’anarchisme absolu. La civilisation, ou ce qui en reste, n’est pas du tout en train de « renaître » mais de se tasser, de se décomposer, de se décharger, et Bukowski n’a pas d’autre choix que de lui répondre du tac au tac, avec le maximum de violence, à bout portant. C’est un Burroughs en plus scandaleux, dans la mesure Où il prend de face, et sans aucune précaution, l’affaire « femme », tabou s’il en est aujourd’hui. Et pas du tout de façon virile, sensuelle ou mystagogique ; pas du tout dans le sillage de Hemingway ou de Miller, mais avec une froide obscénité chirurgicale, sur fond de noirceur désespérée.
L’humain se voit comme il est : animal à la dérive, ne pouvant éprouver la vérité qu’en marge, rejeté, au fond de l’abjection vécue les yeux ouverts. On ne quitte pas la périphérie de l’hôpital, de la morgue : lisez, par exemple, une des plus belles nouvelles « Vie et Mort des pauvres à l’hosto ». Lisez « Est-ce un métier d’écrire ? ». Bukowski c’est encore un de ces nouveaux saints bizarres de la littérature du XXe siècle : un fanatique de l’authenticité immédiate, purulente, démasquante. Un voyant coincé dans les poubelles des villes, dans les files- de voitures, derrière les pare-brise du moutonnement barbare civilisé. Un homme traqué par la nouvelle peste « Contrairement à vous, la peste a des heures à perdre en baratin. Vous ne partagez aucune de ses idées, mais elle ne -s’en rend pas compte parce qu’elle ne se tait jamais. La peste ignore toujours le son de votre voix. Elle y voit une sorte d’entracte, et elle poursuit son laïus. »
Oui, la folie est ordinaire. Ce qui serait extraordinaire, c’est que quelqu’un s’éveille et voie soudain son carnaval biologique ; sa ronde spectrale sur place. Ecrire ? « C’est, comme les courses, le monde des écrivains des manoeuvres, des combines, des trucs. » A la limite de l’illusion et de l’envoûtement généralisé, seule, parfois, l’hallucination mène à l’éclair qui révèle. Une couverture, ainsi, se met à vivre (« la Couvertury ») . Voilà, On passe ici même, de l’autre côté. « J’ai senti des larmes, qui roulaient sur mes joues, qui rampaient comme des grosses choses absurde ; et sans jambes. J’étais fou. Je dois vraiment être fou. »

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 12 juin 1978.
(Source : PileFace)