vendredi 8 mai 2015

"Je me glorifiais de ma différence"

"Dès que mes familiers s'éloignent trop longtemps, ma mémoire les efface, de même quand ils mettent une trop grande distance géographique entre eux et moi. Certaines gens remontent de ma mémoire, sans que je comprenne les raisons qui m'attachaient à eux. Quand ce n'est pas une gêne profonde de les avoir connus qui m'en détache définitivement. [...]
Quand je pousse plus loin ma réflexion, j'en viens à m'interroger sur ce qui peut m'attacher aux êtres. Leurs mérites, certes, mais la vertu est bien ennuyeuse et son exemple sans effet sur moi. Des goûts communs? C'est peu et lassant. Des idées? En ai-je qui puissent être prises au sérieux? L'intelligence, certes, car je ressens du plaisir à frotter la mienne à celle des gens que j'admire. La volupté? Je n'ai connu là à peu près que des échecs, du dégoût, pire encore, des habitudes. J'en suis venu peu à peu à ne jamais engager trop loin mes affections. [...]
Que de cadavres derrière soi, que d'amitiés et d'amours avortés, que de retombées de ferveur, au point d'oublier jusqu'aux visages qui nous touchaient, aux noms qu'ils portaient [...].
[...]
[...] J'avais un orgueil à rebours. Je flottais comme un bouchon sur la vie, pour reprendre l'expression maternelle. J'ajouterai que je flottais sur tout ce qui m'ennuyait, sur les eaux basses de la médiocrité générale, peut-être même sur mes admirations, mes idéaux, car je ne savais rien approfondir. [...]
J'ai bien souvent pensé dans ma jeunesse, chaque fois que je me suis trouvé dans une réunion dont les propos m'assommaient : "Parlez, parlez, messieurs-dames, mon langage n'est pas le vôtre! Les choses n'ont pas pour moi le même sens que pour vous et mes faiblesses montrent des désespoirs, les vôtres les compromis de l'ambition... Rien de ce que j'entreprends n'obéit aux intentions que vous me prêtez..." Je me glorifiais de ma différence. C'était mon mot, mon orgueil. Aujourd'hui, au contraire, une attention, un rien, les banalités sur la pluie et le beau temps, la rue, le spectacle quotidien, j'allais dire la comédie, m'intéressent davantage que la vaine fierté d'être incommunicable. Sans les avoir perdus, j'ai compris qu'entre mes absolus et moi, existait une marge immense dans laquelle je joue, je respire, je dors, je fais le fou. Ma vie est un arbre poussant dans le désert. Mes meilleurs moments sont ceux où j'ai pu boire au creux de la main, tout au long de la marche, solitaire et hasardeuse, l'eau fraîche des fontaines, dans la perspective qui me reste à parcourir, j’aperçois la dernière où je me pencherai."

Pages 409 - 410 - 426 - 427.
Georges Borgeaud, in Le Voyage à l'étranger, éditions Grasset 1974.


Fontaine à Vaison-la-Romaine  (2003)

"Mes meilleurs moments sont ceux où j'ai pu boire au creux de la main, tout au long de la marche, solitaire et hasardeuse, l'eau fraîche des fontaines, dans la perspective qui me reste à parcourir, j’aperçois la dernière où je me pencherai."