mercredi 27 mars 2013

Je n'avais plus besoin de moi



J'ai pour habitude quand un livre d'un écrivain que je ne connais pas est publié et que ce que j'en lis ici ou là m'intéresse, de foncer à la médiathèque pour voir si je trouve quelque ouvrage de l'auteur, même s'il n'est pas récent.
C'est ce que je fis avec Jean-Philippe Toussaint. Mon enthousiasme fut si grand que j'ai ensuite dévoré tous ses livres, quelques-uns empruntés à la bibliothèque et ceux que je ne trouvais pas je les ai achetés.
Je pense que je vais avoir la même démarche pour Christian Oster qui vient de publier  En ville aux éditions de l'Olivier et qui m'a enchantée avec celui que j'ai trouvé à la bibliothèque : Mon grand appartement, couronné du Prix Médicis l'année de sa publication, en 1999.
Ce sont ce que j'appelle mes lectures détente.
J'ai souri en apprenant que En ville - son meilleur cru dit-on - a été récompensé par le Prix Landerneau Roman 2013! Je ne savais pas qu'il existait un prix Landerneau.
 
Mon grand appartement est son 7e roman. Comment dire : il m'est difficile d'en parler, ça ne raconte pas  vraiment une histoire, c'est aussi pour cela qu'il m'a plu. Ça parle de la difficulté d'un homme à exister tout simplement. Son Grand appartement on n'y pénètre jamais. D'ailleurs la 4e de couverture des éditions de Minuit résume bien la non-histoire :
 
"Je ne retrouvais plus mes clés. Et Anne n'était pas rentrée. J'ai donc dormi à l'hôtel. pas de message sur mon répondeur, hormis celui de Marge qui me donnait rendez-vous à la piscine. c'est là que j'ai rencontré Flore. Elle attendait un enfant. Ça tombait bien : moi aussi."
 
Tout est dit, non c'est pas une blague.
Au fil des pages je comprenais pourquoi les éditions de Minuit avait pris sous sa coupe cet écrivain; il y a du Beckett dans cette écriture du presque rien, on sent aussi un certain désespoir de vivre qui ne demande qu'à se dédire. Le quotidien côtoie l'absurde mais lorsque le personnage (Luc nommément Gavarine) se met à parler de ses sentiments c'est d'une folle tendresse. Tout n'est qu'une affaire de mots, de maux, de dire, de ne pas savoir dire, d'oser, d'être soi quand on se sent proche du n'être rien.
 
Oster sait écrire sur ces petits détails qui nous font sourire (moi j'éclatais de rire, c'était du vécu), c'est si réaliste, comme ici, dans les vestiaires de la piscine :
 
"[...] je me dirigeais d'abord vers une cabine, muni d'un de ces valets de nuit malpratiques, en plastique rouge, dont la base en cuvette accueille à peine une chaussure et où il n'est guère possible, sur le cintre, dans cet espace trop étroit qui délimite la barre, d'engager un pantalon sans le tordre. Dans la cabine, étroite, je tournai autour d'une flaque pour me dévêtir, m'appuyant à l'occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu'aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d'une façon générale une alimentation plus saine. [...] cette légère imperfection [...] me fit sentir plus nu que je ne l'étais, sensation que j'avais perdu l'habitude, en raison de mon isolement, d'éprouver en public.
Je quittai ma cabine, néanmoins, coiffé du bonnet de bain blanc dont j'hésitai à me couvrir les oreilles et qui, je le savais, cloquait de ce fait sur le haut de mon crâne, portant d'une main le valet auquel j'avais accroché mon sac de sport et de l'autre ma serviette, et enfournai le tout, tant bien que mal, dans l'étroite case en forme de meurtrière qui m'était allouée. Pour le code, je composais ma date de naissance sans rencontrer de problème majeur : en effet, ma date de naissance ne me rappela pas ma naissance, et c'était toujours ça de gagné."
Pages 58 - 59.

"Je m'élançais donc, adoptant tout de suite une brasse pénétrante, dite coulée, où, de conserve avec quelque habitué, je fendis périodiquement de mon crâne l'eau limpide, que bleuissait son lit, usant de longs et vifs mouvements et d'une prise de souffle calculée au quart de poil, et j'atteignis le bord opposé pratiquement dans l'écume de mon partenaire de hasard, qui repartait aussitôt d'un effervescent coup de reins.
[...]
[...]
[...] C'est là que je la vis.

Elle n'était pas belle, sans doute, mais, je prends ici un risque, celui de n'être pas cru, je n'ai jamais, moi, Gavarine, aimé les femmes belles. J'entends par belle, s'agissant de femmes, donc, celles chez qui, en raison de leur beauté, toute particularité secondaire s'éclipse dans les lointains de la personne, le plus souvent de façon irréversible, de sorte qu'en grattant cette beauté c'est soi-même qu'on écorche sans rien mettre au jour qui, posé devant cette beauté, en fait saillir la marque.
[...]
Bref, elle n'était pas belle, heureusement, elle n'avait pas un beau visage. En revanche il y avait, dans son visage, une infinité d'arrière-plans immédiatement décelables, [...]
[...] elle avait le front et le menton sages, et les joues, aussi, rondes en dépit de cette dureté qui semblait les contenir, de sorte qu'elles rendaient l'effet paradoxal d'un creusement; mais à cette sagesse se combinait une force, celle de la bouche et du regard, qui bientôt se posait sur moi.
Comme à l'accoutumée, je n'y croyais pas trop, bien sûr, mais je ne voyais pas, à part moi, qui elle eût pu fixer ainsi - et, autre aspect des choses, avec quelle sidérante douceur -, à quelque cinq mètres de distance, au sein d'un groupe, d'ailleurs épars, d'où j'émergeais distinctement, environné que j'étais au large de physionomies trop immatures pour qu'elles eussent pu, à mon sens, recueillir une telle marque d'attention.
[...] cette fois, elle m'épingla un quart de seconde.
Or c'était, ce quart de seconde, un de ces quarts de seconde qui comptent dans une vie, qui se comptent, ou se décomptent, tant il est vrai que les autres passent, mort-nés, pas même distincts de leurs confrères, à peine successifs, dans cette sensation de globalité qui emporte les jours ordinaires - presque tous, en fait.
[...]
[...]
[...]
Et donc c'est cette femme que j'atteignais, maintenant, n'attendant plus Marge, ne me posant plus la question, latente toutefois, de savoir si Marge allait paraître, ou si elle avait paru. Je n'avais d'yeux que pour cette femme qui semblait m'attendre, elle, réellement, comme je l'avais attendue, sans doute, comme j'avais attendu toutes les femmes, y compris Anne Lebedel, oui, dans mon grand appartement, d'ailleurs il me faudrait dire un mot de plus, maintenant, sur cet appartement, car voilà que tout se précipite, que tout se précipitait, allons donc à la ligne, on y verra plus clair."
Pages 63 à 73.

Je ne suis pas amateur de roman, pourtant je l'ai adoré. Je me suis enfouie dans ces pages avec un vrai bonheur. Je peux utiliser ici ce verbe que j'aime : je jubilais.
 
"L'histoire tient tout entière (cette histoire-là et celles de tous les autres livres de Christian Oster) dans cette petite phrase de la page 159 : “ Je n'avais plus besoin de moi. ” Avec ce septième roman aux Éditions de Minuit, Oster insiste, il creuse son sillon (non, pas du tout, ce n'est jamais le même livre, allez-y, vous, creusez-en des sillons, vous verrez bien ce qu'on trouve, des couches successives, des raisons de désespérer, de continuer à creuser, jamais les mêmes choses, du vertige, et cette fois il le creuse jusqu'au gouffre, vous verrez), le même sillon, donc, un type s'efface et raconte le presque vide, le presque rien, le peu qui reste, le peu qu'il sauve, ces quatre grammes d'humanité qui font qu'on ne disparaît pas totalement. Il s'efface, ce n'est pas un mot au hasard, il se gomme, systématiquement, il prend les mots les uns après les autres, se convainc de leur vanité, de leur vacuité, et les biffe, pour qu'il n'en reste rien, mais ce rien pèse, il est consciencieusement exhaustif, imprenable, toujours assez fiévreux pour faire de cette angoisse si légère (aérienne à force d'humour têtu) un livre magnifique."
 Jean-Baptiste Harang, Libération, septembre 1999.
 
"L'hésitation, le remords dans l'écriture, traduisent le trouble de l'homme, son trouble face à ce qui est nouveau, qui naît, tel le sentiment amoureux ou filial. La chute des chapitres – et le terme stylistique n'est pas fortuit – désoriente le lecteur, ou plutôt l'oriente dans une direction inattendue qui correspond à ce que ressent le héros narrateur.
Rien de gratuit ni de facile non plus dans l'art de la digression. Celle-ci suscite l'attente du lecteur, retarde le moment de savoir, mais elle dit aussi la vérité de l'expérience, qui est toute contenue dans le temps dilaté. S'égarer dans les détails, c'est aussi se trouver et Petit Poucet Oster a définitivement perdu les cailloux qui balisent son chemin.
Mon grand appartement est sans doute un aboutissement dans l'œuvre d'Oster."
 Norbert Czarny, La Quinzaine Littéraire, septembre 1999.

"On rit, jusqu'au vertige, du spectacle. On y participe. On n'en revient pas."
Patrick Kechichian, Le Monde