mardi 12 mars 2013

Ces grandes solitudes si divinement belles



« Nous terminons (hélas !), Max et moi, un voyage qui a été une fort jolie excursion. Sac au dos et souliers ferrés aux pieds nous avons fait sur les côtes environ 160 lieues à pied, couchant quelquefois tout habillés faute de draps et de lit et ne mangeant guère que des oeufs et du pain faute de viande.
Tu vois, vieux, qu’il y a aussi du sauvage sur le continent. La mer ! la mer ! le grand air, les champs, la liberté, j’entends la vraie liberté, celle qui consiste à dire ce qu’on veut, à penser tout haut à deux, et à marcher à l’aventure en laissant derrière vous le temps passer sans plus s’en soucier que de la fumée de votre pipe qui s’envole. »
Par les champs et par les grèves se présente ainsi comme une virée buissonnière. Un beau matin de mai 1847, comme des gamins échappés de l’école, deux écrivains rêvant d’une existence hors des sentiers battus prennent discrètement la tangente et partent sillonner les routes de l’ouest de la France dans le but avoué de se la couler douce… De cette balade amicale, ils rapportent un livre à deux voix, Flaubert se chargeant des chapitres impairs et Du Camp des autres.
Cette oeuvre de « pure fantaisie et digressions » reste la plus belle évocation des régions racées de l’Anjou, de la Touraine et de la Bretagne."
4e de couverture.


[...] avant de nous engager sur la pointe du Raz, nous jetâmes les yeux autour de nous. A gauche, nous apercevions l'étendue des côtes jusqu'à Kérity, toutes bleues et profondes, cette baie terrible qui a roulé tant de morts qu'on appelle la baie des Trépassés; puis rongées par les couleurs du soleil couchant, coupées de grandes ombres violettes, les falaises qui allaient s'affaiblissant par degrés jusqu'à s'abaisser dans la mer, perdant peu à peu leur forme et leur couleur et n'ayant plus qu'une pâle nuance grise semblable à celle de ce duvet de cendre qui recouvre les charbons éteints; derrière nous, la lande désolée avec la tour blanche du phare qui s'illumine chaque soir.


Quand nous eûmes bien vu tout cela, quand nous eûmes longuement aspiré la poésie de ces grandes solitudes si divinement belles que la vue d'un homme y semble un contresens inharmonique, et choque, comme une fausse note dans une symphonie, nous suivîmes l'enfant qui nous appelait du regard.
[...]
Nous ne marchions plus, nous ramions, cramponnés des pieds et des mains, montant à genoux sur les rocs éboulés et glissant à plat ventre dans les fentes des pierres. [...] A nos côtés s'ouvrait l'abîme, droit, à pic, immense, épouvantable, où la mer hurlait à cinq cents pieds au-dessous de nous. Quand l'un de nous voulait y regarder, il se couchait dans sa longueur sur le sol, l'autre lui saisissait les jambes et le retenait de toute la force de son bras et il faisait bien, car il n'y avait pas d'espoir pour celui qui serait tombé, chaque aspérité lui aurait brisé un membre, puis un lambeau dans sa chute, et il ne serait arrivé en bas que comme une fange ensanglantée.
[...]
Nous arrivâmes ainsi à l'extrémité de la pointe, au Finistère même. Là s'arrondit un petit plateau assez large pour qu'on puisse y reposer ses deux pieds d'aplomb. Au-dessous les rochers se déchirent, s'écartent, se rejoignent, se confondent dans toutes les formes, dans toutes les postures, dans tous les aspects et paraissent les cristallisations immenses des mondes antédiluviens.
[...] En face, à deux lieues environ, l'île de Sein, l'île des druidesses et de Velléda, dormait sur ses flots, ceinte d'écueils, aplatie, sinistre et noire et comme en deuil de tous les cadavres que les naufrages ont roulés sur ses bords. Derrière, bien loin, tout au fond, le soleil se couchait et ses derniers rayons se déployaient sur l'horizon comme une écharpe d'or.



Quand notre effrayant voyage fut terminé, nous allâmes nous asseoir à l'ombre d'un talus qui domine la baie des Trépassés.


[...] Une barque parut, montée par quatre hommes qui maniaient des avirons. Elle passa précisément au-dessous de nous et elle nous sembla une coquille de noisette manoeuvrée par des fourmis.
Nous restions sans parler à côté l'un de l'autre, épuisés, rêveurs et presque consternés, nous nous sentions la tête vide, nos pensées flottaient vaguement dans nos cervelles; nos yeux regardaient sans voir; nous avions une sorte de vertige intellectuel qui nous brisait; nous étions sous l'impression d'un fantastique réel que nous avions bu à trop amples gorgées; nous savions bien que nous venions de voir des choses terrifiantes, mais nous ne pouvions pas nous les expliquer; nous avions perdu le souvenir, mais gardé l'émotion, semblables à ceux qui se réveillent frémissants, tout mouillés de sueur d'un cauchemar et qui déjà ont oublié leur rêve.
C'est que l'homme n'est pas fait pour vivre là : la nature y est trop forte pour sa faiblesse. Tant qu'il voit, il va ; dès que le spectacle cesse, il tombe. Quand il marche au milieu de ces splendeurs que Dieu a rendues rares pour que sa raison ne succombât pas, tout son être s'absorbe dans le regard et ne vit plus que par les yeux. Parfois, cependant, il s'émeut, il s'attendrit et il maudit l'imperfection de sa nature qui ne lui permet pas les sensations multiples, il regrette de n'être qu'un homme [...], il voudrait aussi garder son intelligence, sa force et son amour, admirer l'éclatante harmonie de ces contrastes pour marier dans la grande synthèse de son panthéisme la voix de l'océan avec les couleurs du rivage, la forme avec l'apparence [...], le flot qui s'en va avec le flot qui revient, le nuage qui passe avec le rocher qui reste.

Pages 256 à 260.

Maxime Du Camp.

Gustave Flaubert et Maxime Du Camp, in Par les champs et par les grèves. Voyage en Bretagne, éditions François Bourin, collection Le voyage littéraire, 2011.