President Barack Obama presents a 2010 National Humanities Medal to author Joyce Carol Oates, Wednesday, March 2, 2011, during a ceremony in the East Room of the White House in Washington. (AP Photo/Pablo Martinez Monsivais)
La réserve
Lorazepam – 43 comprimés de 1 mg – « contre l’angoisse »
Methocarbamol – 67 gélules de 2 mg – « contre les douleurs musculaires »
Citalopram – 29 comprimés de 40 mg – « contre la dépression, l’angoisse »
Vicodin Es – 29 comprimés de 30 mg – « contre la douleur »
Propoxy – 30 comprimés de 30 mg – « contre la dépression, l’angoisse »
Lunesta – 18 gélules de 3 mg – « contre l’insomnie »
Ambien – 30 gélules de 10 mg – « contre l’insomnie »
Quinidine – cinq comprimés de 200 mg – « contre les palpitations »
Tylenol P.M.
Benadryl
Bufferin
Advil
Melatonine
La réserve de médicaments de la veuve, étalée sur un plan de travail, accumulée au fil des ans au gré des ordonnances. Tous les foyers américains doivent avoir un arsenal identique, caché au fond d’armoires à pharmacie, de tiroirs, sur des étagères. Le plus ancien des médicaments, prescrit par un médecin de Princeton depuis longtemps à la retraite, date de 1989. (Est-il encore efficace ? Combien faudrait-il en avaler pour que le cœur s’arrête pour de bon ?) Les anti-douleurs sont plus récents, les anxiolytiques, antidépresseurs, anti-insomnies, plus récents encore, et tous miens.
S’il en reste autant, c’est que très peu ont été pris comme ils avaient été prescrits. Un unique comprimé de Vicodin, et vous avez l’impression qu’on vous a donné un coup de massue sur la tête – qui oserait en prendre un second ?
J’hérite donc d’un rosaire de comprimés. Une seule dizaine des grains de ce rosaire, et le sujet aura disparu. Les souffrances de la veuve auront disparu.
Un sommeil si profond que même les petits yeux morts pareils à des pierres précieuses auront disparu.
Sans cela, la veuve VEILLE. Un état de VEILLE pareil à un feu roulant dans le crâne de la veuve. ÉVEILLÉE tout au long des interminables heures de la nuit, en sueur, franchement effrayée – comme l’est un enfant – j’essaie de ne pas penser au reste de ma vie.
Je calcule le temps qu’il me faudra pour tenir dans ces limbes posthumes – dix ans ? Quinze ? Vingt ?
Tu as ton écriture, Joyce. Tu as tes amis. Et tes étudiants.
Ces remarques sonnent presque comme des moqueries. Mais bien entendu personne ne se moque.
Ray n’aimerait pas te voir ainsi, tu le sais. Ray aimerait…
Mais j’en veux à Ray ! Si Ray apparaissait sur le seuil de cette chambre, je ne lui adresserais pas la parole.
C’est sa faute ! C’est par imprudence qu’il a attrapé une pneumonie, par imprudence qu’il est mort. Il m’a abandonnée.
La vérité, c’est que c’est moi – l’épouse, la veuve - qui ai abandonné mon mari.
[…]
« Je peux être forte. Je peux arrêter. »
Et donc ce soir je ne prendrai pas d’autre comprimé. Pas même un demi-comprimé. Fini cet abominable Lorazepram qui me laisse un goût de craie dans la bouche et me met les larmes aux yeux. Je suis pelotonnée dans mon nid, chaussettes en laine aux pieds, peignoir de flanelle par-dessus ma chemise de nuit, car je grelotte et transpire à la fois, la nuque poissée de sueur ; […]
[…]
[…]
C’est peut-être un symptôme de manque – cette incapacité à sortir du lit le matin. (Le concept même de « matin » se modifie quand on est déprimé – le « matin » devient une notion élastique, comme « middle age » - l’ « entre-deux-âges ».) L’impression que mes bras, jambes, tête sont lourds comme du ciment. Respirer est un effort – et quel effort absurde ! Inutile d’aller rouler un rocher au sommet d’une colline comme le Sisyphe de Camus, n’est-il pas déjà assez absurde de respirer ?
Qu’il est facile d’allumer la télévision ! De passer de chaîne en chaîne, sans s’arrêter sur aucune plus de quelques secondes.
[…]
Je me définirais publiquement comme quelqu’un qui lit et qui ne regarde pas la télévision, et pourtant, il est vrai que j’ai pris l’habitude de la regarder la nuit – de zapper dans une sorte de mouvement perpétuel – un horrible ruban de Möbius de l’âme. […]… vous imagineriez l’insomnie enrichissante, productive ; à la façon dont certains d’entre nous ont le fantasme de « jours de maladie » où ils pourraient se livrer à une orgie de lecture, toute la Recherche du temps perdu, par exemple, dans sa nouvelle traduction ; ou (re)lire tout Jane Austen, la plus délicieuse des évasions ; ou mieux encore, prendre des notes pour un nouveau projet, ou « se mettre à jour » de sa correspondance. Puis quand vous êtes finalement malade et que vous devez garder le lit, vraiment malade, une grippe disons, vous êtes si terriblement faible, si indiscutablement malade que c’est à peine si vous pouvez redresser la tête ou même l’appuyer contre un oreiller. Lire – si longtemps imaginé comme une récompense bien méritée – est hors de question, aussi inenvisageable que de sauter à bas de son lit et de danser ou de courir à l’autre bout de la maison.
C’est ce qui s’est passé en ce qui me concerne. Malgré mes bonnes intentions, je me désintéresse très vite de la relecture de La Montagne magique, et plus vite encore de Guerre et Paix – Auto-da-fé d’Elias Canetti, que je voulais lire depuis des années, depuis que Susan Sontag me l’avait recommandé avec passion, se révèle terriblement obscur et ennuyeux ; quelques pages du livre d’un ami philosophe sur Wittgenstein, livre qu’il m’a dédicacé il y a quelques années, sont tout ce que je parviens à lire. Quant à Don Quichotte et aux Frères Karamazov – ces grandes œuvres que j’avais lues à l’adolescence me passent maintenant au-dessus comme de monumentales formations nuageuses, totalement inaccessibles.
La télécommande, elle, dans le désordre du nid, est accessible.
Pages 302 – 303 – 304 – 305 – 306, chapitre 56.
Joyce Carol Oates, in J’ai réussi à rester en vie, éditions Philippe Rey 2011. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban. Le titre original : A Widow's Story.
Au fur et à mesure que j’avance dans la lecture de cet ouvrage, je comprends pourquoi M. – à qui j’ai offert ce livre – ne l’a pas aimé. C’était une erreur de ma part de le lui offrir alors que le décès de son époux est encore si récent. Lorsque j’avais lu une des critiques de ce Récit, je pensais que Joyce Carol Oates relatait son vécu trois ans après la mort de son mari et non pas son vécu les semaines suivant ce décès. Il faut, pour pouvoir le lire avec détachement, être sortie de son propre deuil. On peut alors y trouver un certain plaisir, même si on s’y retrouve, et y mettre son propre humour, ce que je fais, je ne l'ai pas terminé. Je parviens à en rire, assez souvent, à me colleter à la dérision dont parle les critiques mais que je ne ressens pas comme telle.
En revanche, je suis d’accord avec M. quand elle me dit que JCO a un ego surdimensionné – dans cet ouvrage ; mais, n’est-ce pas souvent le cas quand on parle de soi, avec le Je ou à la troisième personne (c’est encore pire), comme elle le fait avec son « Joyce Carol Oates », son « JCO » et « la VEUVE ». Cette expression « la Veuve » est assez exaspérante, elle revient comme une antienne ; elle en fait une généralité alors que « la veuve » reste comme n’importe quelle femme : unique, avec sa propre personnalité, même si elle est quelque temps, déboussolée. C’est aussi agaçant que de dire « les femmes »… Mais une « Veuve » qui est écrivain n’est forcément pas « la veuve Tout le monde ». Ray Smith (son mari) est mort en 2008. Joyce Carol Oates est aujourd’hui remariée. A ce sujet, une polémique avec Julian Barnes. Je suis assez d'accord avec lui.
Je pense qu’une veuve (quel horrible mot) ne peut pas le lire avec le même détachement, la même objectivité - le même sentiment de dérision - qu’un lecteur lambda.
Une moitié d'être, c'est ce que j'étais devenue quand il a disparu, je ne le renie pas. Il faut du temps pour se reconstituer "entière". Peut-être y arrive-t-on plus facilement après 47 ans de vie commune qu'après 10 ans?
Bon, maintenant pour porter un jugement plus éclairé sur cet écrivain que l’on dit majeur – et je veux bien le croire, les critiques littéraires sont unanimes pour le dire – il me faudra lire ses romans. En attendant, je vais regarder demain soir sur la 5, l’émission de François Busnel : Carnets de route, interview de Joyce Carol Oates prévue au programme.