lundi 2 janvier 2012

2012

"NOUVEL AN

Dans mon enfance, on nous réveillait le 31 décembre un peu avant minuit pour que nous participions à la fête familiale de la Saint-Sylvestre. Elle consistait d’abord en un repas constitué de plats traditionnels simples, avec du vin, vin chaud pour les enfants, champagne. La table de fête, solennelle, au milieu de la nuit. Cela seul était déjà inhabituel. Particulièrement excitante était l’attente du moment précis où l’on changeait d’année. Ce moment crucial s’annonçait pour nous par les tintements des cloches d’églises. On ouvrait les fenêtres dès qu’ils s’entendaient. C’était la vieille année dont ils sonnaient la fin. Comme elle file ! Et nous imaginions réellement la vieille année, toute chargée, ratatinée et lasse, en train de filer et de se perdre dans l’écho des derniers sons de cloche. Elle disparaissait. Suivait le bref silence pendant lequel on flottait littéralement dans le néant. Puis sonnaient d’autres cloches, plus fraîches (plus optimistes), à ce qu’il nous semblait, et la nouvelle année arrivait, allègre, jeune, autorisant les plus belles attentes. On se levait, on trinquait, on s’embrassait. Puis on restait ensemble à bavarder, jusqu’à ce que les yeux des enfants se ferment.
Le plus impressionnant, c’était pourtant l’année ressentie dans l’effrayant silence entre ancienne et nouvelle année, lorsqu’on tombait hors du temps, dans le vide, entre crainte et espoir, chacun pour soi.
J’ai connu plus tard les fêtes et situations de Saint-Sylvestre les plus diverses, ici et à l’étranger, dans des stations de sports d’hiver et en ville, en voyage dans un bistrot, au milieu d’amis, ou seul avec moi-même, à travailler. A supposer qu’on le veuille, on ne peut se soustraire au moment fort du changement d’année, à cette césure imposée, même si l’on se persuade que la coupure vécue avec tant d’intensité est arbitraire, une vue de l’esprit, une protection : détail d’un comptage du temps qui, bon an, mal an et à vie, reste égal à lui-même. C’est comme si, le 31 décembre à minuit, on était concrètement projeté dans l’avenir en même temps que l’aiguille du cadran. Cela se sent aux réactions des convives. Les bouchons sautent, les verres qu’on choque, les clameurs, les rires, l’émotion, toute cette fraternisation a un petit parfum d’hystérie. La frénésie du soulagement est toujours aussi une façon de dissimuler sa peur d’une catastrophe.
On a couru toute son année, on a longé de dangereuses falaises et pris toutes sortes de tournants, en s’en tirant à peu près. Pour finir, au prix d’un gros effort, on a versé son écot à la grande affaire de Noël. Maintenant on se trouve dans l’abîme de l’année. L’infime silence qu’impose le rituel de la fête s’enfle soudain et résonne du grondement du temps. On est présent à soi, ce qui n’est presque jamais le cas d’habitude, on est dépouillé de sa fonction, de ses dignités et devoirs, nu. Qui suis-je ? Dans cette confrontation inaccoutumée, on mesure l’ampleur de sa propre fuite, le temps qui se dévide, le temps gaspillé, refoulé, en tout cas mesuré.
Quand les cloches sonnent le début de l’année nouvelle ou que la canonnade des bouchons de champagne salue l’avenir ; quand l’orchestre reprend enfin et que tout le monde se précipite pour s’embrasser et échanger des vœux, l’instant de vérité est derrière nous, Dieu merci. Que fête-t-on ? La victoire sur la panique de la Saint-Sylvestre ? La solidarité des convives est aussi celle de la mauvaise conscience. Comment devrait-on vivre ?

(1973)"

Paul Nizon, in Le Ramassement de soi, Récits et réflexions, éditions Acte Sud, 2008, collection Lettres Allemandes.

Je lisais ce texte le 31 décembre, à minuit, je n’entendais aucun bruit : pas de pétards, pas de cloches, pas de bip sur mon téléphone portable; je ne ressentais rien, ni tristesse ni joie, une indifférence ; je n’avais pas bu une goutte d’alcool et j’étais comme anesthésiée. J’ai regardé les tableaux sur mes murs, la vie était là, en couleurs vives, en encre de chine sépia, en photos… je souriais, j’espérais, rien n’était perdu. J'écoutais Louis Amstrong avant d'aller me coucher : what a wonderful world!