4e de couverture
Jean est chauffeur de taxi à Paris. Lors d’une course il
fait la rencontre de Salomon Rubinstein, tailleur à la retraite qui a fait
fortune dans le pantalon et qui occupe sa retraite en venant en aide aux
démunis et à ceux qui souffrent de solitude. Salomon propose à Jean de lui
racheter le crédit de son taxi s’il accepte de réaliser quelques visites à
domicile pour des personnes dans le besoin.
Jean emporte avec lui partout son dictionnaire. C’est un
autodidacte qui cherche à s’instruire, se cultiver, un personnage auquel on
s’attache.
Solitude, humour, dérision, mélancolie : je ne pouvais qu'aimer ce livre.
Comme je le disais précédemment, L’angoisse du roi Salomon
est le dernier roman de Romain Gary, publié sous son pseudonyme Emile Ajar.
Monsieur Salomon était en survêtement de sport gris, avec le
mot training écrit en lettres
blanches sur la poitrine. Il se tenait accroupi, les genoux pliés et les bras
tendus en avant, il avait à ses pieds un livre ouvert avec des positions
gymnastiques. Il est resté ainsi un long moment et puis il s’est redressé
lentement, en ouvrant largement ses bras et sa bouche et en gonflant sa
poitrine d’air. Après quoi, il s’est mis à courir sur place et à faire des
petits bonds, les mains levées. Ça m’a fait un choc, surtout lorsqu’il s’est
assis par terre et a essayé de se toucher les pieds du bout des doigts, en
faisant une grimace affreuse.
- Faites attention nom de Dieu ! gueulais-je, mais il a
continué à se tordre. J’ai cru qu’il était pris de son sarcasme et qu’il se
tordait sous on effet, sarcasme, latin
« sarcasmus », du grec « sarkazien », se mordre la chair,
ironie, raillerie, dérision. Il serrait les dents, il avait les yeux qui
lui sortaient de la tête et des gouttes de sueur au front et c’était peut-être
la rage, le désespoir et la vieillesse ennemie.
Allez savoir.
Il est resté un moment tête baissée, les yeux fermés. Après
il m’a jeté un regard.
- Eh oui, mon ami. Je m’entraîne, je m’entraîne. J’applique
la méthode de l’aviation canadienne. A mon avis, c’est la meilleure.
J’en avais ralbol.
- […] mais vous vous
entraînez en vue de qui ou de quoi, à votre âge, sauf votre respect et votre
permission, monsieur Salomon ?
Et je me suis assis, tellement j’avais les genoux qui
tremblaient de colère.
Monsieur Salomon s’est levé, il s’est tourné vers la fenêtre
et il a commencé à inspirer et à expirer. Il gonflait sa poitrine, avec le mot training dessus, il se hissait sur la
pointe des pieds, il ouvrait les bras et il faisait rentrer l’air dans ses
profondeurs. Après, il se vidait d’air complètement comme un pneu qui se crève.
Après, il recommençait à se gonfler à bloc et à se remplir d’air jusqu’au trognon
et ensuite psssssst ! il se dégonflait encore jusqu’au vide.
Puis il s’arrêta.
- Rappelle-toi, mon jeune ami. Inspire, expire. Quand tu auras fait ça pendant
quatre-vingt-quatre ans, comme moi, eh bien ! tu passeras maître dans
l’art d’inspirer et d’expirer.
[…]
Monsieur Salomon regardait le dictionnaire que j’avais sous
le bras.
- Pourquoi cherchez-vous toujours les définitions dans le
dictionnaire, Jean ?
- Parce que ça fait foi.
[…]
- C’est bien, dit-il. Il faut garder sa foi intacte. On ne
peut pas vivre, sans cela. Et le Robert nous est là d’un grand secours.
[…]
Je m’efforçais de ne pas le regarder trop attentivement
comme je le faisais toujours, malgré moi, dans ses moindres détails, pour mieux
m’en rappeler plus tard. Je l’aimais beaucoup et j’aurais fait n’importe quoi
pour lui donner cinquante ans de moins et même davantage.
Je me suis levé.
- Vous avez laissé tomber ça dans l’ascenseur.
Je me doutais bien qu’il n’allait pas rougir, parce qu’à cet
âge leur circulation le leur interdit. […] Au lieu de témoigner de la gêne ou
de se chercher des excuses, monsieur Salomon s’est emparé de la feuille
d’annonces avec une satisfaction et une vivacité qui ne permettaient pas de
doute. […] Monsieur Salomon s’est emparé de la feuille d’annonces matrimoniales
d’un air enchanté.
- Ah les voilà ! Je me demandais justement où je les
avais perdues ! s’exclama monsieur Salomon, et, en se levant des deux
mains du fauteuil, il est allé s’asseoir derrière son grand bureau de
philatéliste.
[…]
- Venez ici Jeannot, vous allez me conseiller.
Il y a des moments où il me tutoie et des moments où il me
vouvoie, ça dépend des distances.
- Vous conseiller quoi, monsieur Salomon ? Vous voulez
vraiment contracter femme ou vous me faites seulement mal au ventre ?
- Ne dites pas « contracter femme », Jeannot, ce
n’est pas une maladie. J’aimerais que vous traitiez la langue de Voltaire et de
Richelieu-Drouot avec plus de respect, mon ami. Voyons…
Je me souviendrai toute ma vie, et ce n’est pas peu dire, de
monsieur Salomon penché sur la page d’annonces matrimoniales
[…]
- J’en ai déjà souligné quelques-unes qui pourraient
m’intéresser… Quelle épaule solide d’un
demi siècle abriterait tête tendre, gaie, sensuelle ? Qu’est-ce que
vous en pensez Jeannot ?
- Elle veut une épaule d’un demi-siècle, monsieur Salomon.
- Demi-siècle, demi-siècle ! grommela mon maître. On
peut toujours discuter non ? Il y a
des personnes qui oublient que nous sommes en pleine crise et qui manifestent
de ces exigences !
J’ai eu encore un doute et je lui ai jeté un coup d’œil bien
vite pour voir s’il ne se foutait pas de nous tous dans des proportions
homériques, mais pas du tout, le roi Salomon était vraiment irrité.
- […] C’est incroyable ! Elle demande une épaule de
cinquante ans… Qu’est-ce que l’âge a à voir avec les épaules ?
- […] Qu’est-ce
qu’elle a, mon épaule, à quatre-vingt-quatre ans, qu’elle n’avait pas à
cinquante, ce n’est quand même pas une question de qualité de la viande ?
Bon, puisque c’était comme ça j’ai voulu en avoir le cœur
net.
J’ai lu :
- Françoise, 23 ans,
coiffeuse, ravissante, 1 m 65, 50 kilos, yeux bleus… Vingt-trois ans…
hein ?
Monsieur Salomon m’a observé. Puis il a posé sa loupe de
philatéliste et il a détourné les yeux. Je n’ai pas voulu insister. Il y eut
quand même un froid entre nous. Je cherchais quelque chose de gentil à lui dire
et c’est là que j’ai fait une catastrophe.
Extraits pages 188 à 194.
[…]
- C’est un homme qui s’habille avec la dernière élégance (…].
C’est le stoïcisme qui veut ça. Le stoïcisme, vous savez, c’est quand on ne
veut plus souffrir. On ne veut plus croire, on ne veut plus aimer, on ne veut
plus s’attacher. Les stoïques étaient des gens qui essayaient de vivre
au-dessus de leurs moyens.
Mademoiselle Cora buvait son café avec tristesse.
- Les stoïques, c’est des gens qui essayent de se retenir.
- Eh bien, il a tort de se retenir, monsieur Salomon. A quoi
ça sert de passer sa vie à vivre si on ne peut pas profiter de la vie à la fin
[…] Tu as vu ce qu’il a mis sur le mur, au-dessus de son bureau ?
- J’ai pas remarqué
- Il a mis la photo de De Gaulle sur le journal avec ce qu’il
a dit des Juifs : « Peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ».
[…]
- Nous n’allons pas parler du roi Salomon toute la soirée,
Jeannot. C’est un vieux monsieur un peu bizarre et qui est très malheureux
[…]
- Je pense qu’il ne veut pas se remettre avec vous parce qu’il
a peur de vous perdre. L’autre jour, il n’a même pas acheté un chien pour cette
raison. C’est le stoïcisme qui veut ça. Vous devriez regarder dans le
dictionnaire. Le stoïcisme, c’est quand on a tellement peur de tout perdre qu’on
perd tout exprès, pour ne plus avoir peur. C’est ce qu’on appelle l’angoisse,
mademoiselle Cora, plus connue comme pétoche.
Pages 239-240.
Romain Gary (Émile Ajar), in L'angoisse du roi Salomon, éditions Mercure de France, 1979, coll. Folio 2006.
* A propos de cette citation en titre, de Romain Gary, coïncidence, hier soir je regardais en "replay" Un jour un destin, Françoise Giroud et, cette phrase qu'elle prononce à la fin du documentaire reprend la maxime de Romain Gary :
"Qu'est-ce que c'est quelqu'un qui a réussi? De mon point de vue c'est quelqu'un qui n'a pas tout raté.
Je n'ai pas tout raté!"
Capture d'écran
avec son visage d'ange merveilleusement diabolique.