samedi 19 mai 2012

Miroir de ce que l'on souhaite voir s'y refléter : le Léman



"Je l’aime parce qu’il est indifférent aux tourments du monde, il est intemporel, je suis le contraire. Lorsque je le contemple lui ne me voit pas, il est indifférent à mon sort et vit sa vie étranger à mes humeurs ; il a les sienne. Lorsqu’il s’énerve et tente de m’effrayer par sa débauche d’écume et la fureur du fracas de ses lames, il m’amuse et son énergie stimule la mienne*. Lorsque je le fréquente je redeviens l’enfant qui aimait les contes et les tempêtes, l’adolescent qui se retrouvait dans ses révoltes, l’adulte amoureux qui trouvait là le prétexte idéal à tous les blotissements. Lorsque le lac n’est pas en tempête il est tout aussi attirant, hypnotisant, il est le liquide amniotique, océan rêvé qui donne envie de nager indéfiniment, jusqu’à retrouver l’état d’inconscience des choses et des êtres que nous sommes au début de nos vies. J’ai été amoureux à Lausanne, le lac en fut le grand témoin, le petit théâtre le romanesque décor. Sa force est d’être le miroir de ce que l’on souhaite voir s’y refléter.

Sur les bords du lac, au Musée de la Photographie, une histoire d’amour qui se terminait mal et moi-même étions sur le point de régler nos deux entrées. Le caissier crut que la personne qui était devant nous - dont je ne manquais pas de remarquer le bleu intense des yeux - était avec nous. Le caissier décida d’unir le trio et exigea qu’une seule personne s’acquitte des trois entrées. Amusée, sans hésitation, avec élégance, la personne aux yeux si bleus accepta de régler les trois billets. Lors du thé de remerciement qui suivi la visite de l’exposition, je compris que cet accident de billetterie était peut-être la naissance de quelque chose sur lequel je n’apposais pas de nom mais qui me conduisait, intimidé, à détourner – afin de ne pas être englouti – mon regard du bleu océan du sien.

Il était convenu qu’après être retourné à Paris, je reviendrai quelques jours plus tard, non pas à Lausanne mais de l’autre côté du lac, à Evian, afin d’assister à un festival de musique classique.



 Je doutais du sens que pourrait avoir la venue de l’histoire d’amour qui se terminait mal, dans le cadre d’un festival éminemment poétique. Je ne proposais pas d’être rejoint. Timidité étonnamment oubliée, pressentiment inconscient, sens de la mise en scène, légèreté inhabituelle devenue audace, une fois à Paris je décidais de laisser un message sur le répondeur de l’inconnue aux yeux d’un bleu que je ne conterai plus. Le mot laissé sur le répondeur, lâché comme une bouteille à la mer, commençait par une requête précise : surtout, ne me rappelez pas ; suivie de ma proposition : je serai à Evian dans quinze jours, le vendredi 18 mai prochain; un bateau quittera Lausanne pour arriver à l’embarcadère d’Evian à 19 heures 15; vous le prendrez, ou pas; nous irons ensuite assister à un concert donné par Rostropovitch, ou pas; nous dînerons après le concert à l’hôtel, ou pas; je serai à l’embarcadère, et vous y serez, ou pas.

J’attendis le fameux vendredi avec fébrilité, amusement, anxiété, oubliant presque que quelques jours auparavant j’étais encore dans une histoire d’amour qui se terminait mal parce qu’elle n’en était peut-être plus une.

Le 18 mai arriva, avec difficulté. Le vendredi matin, à peine installé dans la chambre d’un palace posé dans la forêt au-dessus d’Evian, je ne pus m’empêcher de regarder de mon balcon, le lac, la Suisse, ses coteaux verts brumeux et une tâche grise en face, Lausanne.




Poursuivant ma contemplation du lac j’observais un bateau avancer au milieu de celui-ci, il traçait consciencieusement sa route vers Evian, laissant un sillage blanc derrière lui, coupant provisoirement le lac en deux avant que ce dernier n’engloutisse le sillage dessiné, irrégulièrement. Nous étions encore loin de dix-neuf heures et quinze minutes.




En regardant ce bateau avancer, j’imaginais celui qui déverserait à 19 heures 15 son lot habituel de touristes, de travailleurs transfrontaliers et de Suisses venant jouer au casino, ou élégamment vêtus afin d’assister au concert. Accroché au balcon de ma chambre, entendant Rostropovitch répéter dans une autre peu éloignée de la mienne, j’observais à plusieurs reprises le rituel des allers et retours de ces bateaux effectuant les liaisons entre Lausanne et Evian ; bateaux qui griffent le lac, dessinant des lignes comme des aiguilles indiquent l’heure et dont j’avais l’impression, qu’elles ralentissaient le temps ou qu’elles étaient cassées. La journée allait être longue avant que je n’effectue la descente vers le petit port d’Evian. L’étirement de ces heures faites d’ennui, d’impatience et de gestes inutiles fut interrompu par un appel téléphonique, le lac changeait alors d’humeur ; celui-ci qui avait été si limpide et accueillant était devenu boueux et repoussant, le soleil ne s’y reflétait plus et les voiliers commençaient à rentrer à leur port. Décrochant le téléphone, j’eus peur d’une mauvaise nouvelle, peur d’être déçu par ses mots et la sonorité de sa voix ; un appel rompant les consignes précises passées ne pouvait qu’être porteur de mauvaises nouvelles. La voix que j’entendis ne me fut pas étrangère ; l’histoire d’amour qui se terminait mal m’appelait pour m’annoncer sa venue de Lausanne par le prochain bateau, celui de midi, à Evian. Avec solennité et sans violence, nous eûmes les mots qui écrivirent la fin de l’histoire qui n’était donc plus d’amour. Les nuages déposaient un voile opaque sur Lausanne, le lac devenait grisonnant. Nous le regardâmes de la chambre, l’un à côté de l’autre, à côté mais plus ensemble. Rostropovitch cessa de répéter et le silence de la chambre commença à m’être insupportable. Je me préparai alors pour le concert du soir, maladroitement, enfilant costume nouant cravate, regardant le lac immense, trop grand, avec Lausanne quasiment invisible en face, si loin, au bout, trop loin. J’aperçus, enfin, le bateau de Lausanne déchirer le voile gris, avancer si lentement. Au moment où il franchit la moitié de son pénible chemin, nous commençâmes toujours silencieux notre descente définitive vers l’embarcadère. Le lac avait à nouveau changé, les roses et bleus du ciel commençaient à être en fête pour célébrer la fin de la journée,


Lausanne se laissait voir à nouveau mais je ne le voyais pas. A 19 heures 10 nous étions sur les quais d’Evian face au bateau désormais si proche de la côte. Celui-ci déploya ses deux passerelles, celle à l’avant chargée de débarquer les passagers arrivants et celle à l’arrière chargée d’embarquer les passagers à destination de Lausanne. Mon passé emprunta gravement cette passerelle, heureusement sans se retourner ; il ne put donc voir que je n’étais pas triste mais dans l’espérance gourmande, de voir débarquer par la passerelle avant, ce qui ne pouvait être qu’un futur, léger. Le passé disparut dans le bateau.



Celui-ci libérait alors les passagers la plupart pressés, passagers des sans saveurs sans couleurs, passagers habitués, touristes groupés, mais pas de silhouette isolée, pas d’inconnue avançant avec grâce sur la passerelle, pas de regard d’enfant perdu ni de sourire ému. Ma déception fut immense. Mais pouvait-on réellement imaginer la venue d’une personne entr'aperçue dans un musée, puis dans un salon de thé à Lausanne une quinzaine de jours plus tôt ? Le rêve était joli, la proposition romantique, audacieuse, évidemment effrayante. Le bateau quasiment vidé de son contingent de passagers ne délivrait plus qu’au goutte-à-goutte, quelques personnes âgées et lentes, d’autres particulièrement chargées et enfin quelques membres du personnel de bord. Je me mis à commencer à marcher sur la route qui allait me conduire seul au concert lorsque, élégante et fine, une silhouette longue et gracieuse sortit du bateau, le sourire ému, et les yeux que vous connaissez déjà, joyeux.

Nous assistâmes au concert sans vraiment connaître le son de nos voix. Au dîner, nous nous rencontrâmes, oubliant les bateaux qui repartent pour la Suisse, ignorant qu’au-delà d’une certaine heure il n’y en a plus.



Nous eûmes plaisir à regarder ensemble, le lendemain à l’extrême fin de matinée, sous un soleil radieux, le lac léché par une lumière éblouissante et gourmande.


Sur l’autre rive les coteaux suisses et verdoyants se reflétaient dans les eaux enjouées du lac Léman, Rostropovitch répétait à nouveau dans sa chambre.

Cela fait près de la moitié de ma vie que je vais à Lausanne ; à chaque fois que je pars, reviens, repars, reviens, à chaque fois…."

Je passais donc une après-midi délicieuse dimanche dernier en écoutant cette émission sur France Culture. On peut entendre ce texte (l'auteur n'a pas été nommé) ici, le comédien qui lui donne sa voix ajoute de la "chair" à cette fiction romantique. L'émission dure deux heures; pour n'entendre que ce texte, aller à la 80e minute.
Ces deux heures m'ont offert un voyage à Lausanne, très documenté : musées, artistes qui y ont séjourné, lieux de culture.
Dans quelques jours je serai sur les rives qui lui font face...

J'écoutais ce texte ce dimanche. Non, je le vivais, je ressentais au plus près ces mots comme si je les avais vécus. Je crois bien les avoir vécus. Je leur donnais une signification très personnelle. Je les savourais comme un avant-goût de ma prochaine escapade. Je vais refaire le même périple que l'année dernière, le coeur plus léger, sans palpitations, car cette fois je n'ai rien à espérer, que du bonheur... solitaire**. Liberté, chérie? Non! Cependant, faisons semblant d'y croire.
Je me mens, je suis angoissée de partir, mais les départs m'angoissent toujours. Tout s'est toujours bien passé pourtant, jusqu'à présent...
Demain, je pars à l'aube... oui, je pars, mais personne ne m'attend.***


* Le lac Léman compte aussi des tempêtes catastrophiques.

Les principales tragédies sur le Léman

Le premier accident grave que l'on déplore sur le Léman depuis le lancement du premier bateau à vapeur, fut la tragédie de l'"HELVETIE" au large de Nyon, en août 1858, qui partagea en deux un bateau radeleur. Seize personnes se noyèrent.

Le 10 juin 1862, l"HIRONDELLE'', bateau d'une capacité de 800 personnes, avec 150 personnes à bord, coule au large de la pointe de la Becque à La Tour-de-Peilz. C'est par suite d'une manoeuvre pour éviter une barque qui lui coupe la route que l"HIRONDELLE" toucha les rochers et coula. Pas de victime. Il gît aujourd'hui entre 40 et 65 mètres de profondeur.

Le 23 novembre 1883, entre Ouchy et Evian, le "RHONE" sombrait après être entré en collision avec le "CYGNE", entraînant dix personnes dans la mort.

En 1892, au large d'Ouchy, vingt-sept personnes étaient brûlées vives à bord du "MONT-BLANC", dont les chaudières explosaient.

Le 18 août 1969, le "FRAIDIEU", bateau de location de Thonon, avec 61 personnes à bord, dont 33 enfants, coulait devant Ripaille. Bilan 24 morts dont 16 enfants.

Le 7 août 1970, renversée par un coup de joran d'une violence exceptionnelle mais prévisible - le feu clignotant de Nyon l'annonçait depuis un quart d'heure - la "SAINTE-ODILE" chavire devant Yvoire, avec vingt-six passagers. Bilan : sept morts.



** "Il faut se faire un bonheur solitaire, indépendant des autres."
Stendhal, Lettre à sa soeur Pauline, le 30 avril 1807.

***Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Victor Hugo