"... je dirais volontiers, que ce qui vous fascinait le plus en lui, c'était ce je-ne-sais-quoi de constamment dérobé aux regards, mais qui vous frappait, cependant, dès le premier coup d'oeil : le tourment d'une solitude fièrement inavouée (...). On se représentait difficilement cet homme au milieu d'une foule; tout son être était marqué du signe particulier qui distingue les solitaires (...). Ses mains (...) attiraient les regards : elles étaient incomparablement belles et fines et Nietzsche disait lui-même qu'elles trahissaient son génie (...). Quant à ses yeux, ils étaient vraiment révélateurs. Bien qu'à moitié aveugles, ils n'avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérisent la plupart des myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens veillant sur leurs propres trésors, des sentinelles protégeant l'accès d'un mystère impénétrable.
(...) Il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et il ne cessa de leur attacher une importance considérable. Mais la joie qu'il y puisait, venait de ce qu'elles étaient pour lui, une sorte de déguisement - un masque servant à recouvrir une vie intérieure qu'il s'efforçait de ne jamais laisser transparaître. Je me souviens que la première fois où il m'adressa la parole - c'était à Saint-Pierre de Rome, par un matin de printemps -, la recherche presque excessive de ses gestes et de son langage me frappa et m'induisit en erreur sur son compte. Mais je ne fus pas longue à me détromper, car cet esprit solitaire portait son masque avec autant de maladresse qu'un montagnard l'habit qu'il vient d'acheter à la ville. On était bien vite amené à se poser, à son sujet, la question qu'il a lui-même formulée en ces termes : "Dans tout ce qu'un homme laisse entrevoir de lui-même, nous sommes fondés à nous demander : que cherche-t-il à cacher? Que veut-il dérober à nos regards? Quel préjugé espère-t-il éveiller en nous? Et puis encore : jusqu'où va le raffinement de ce déguisement? Quelles erreurs commet-il en se déguisant de la sorte?". Sa politesse extérieure, n'était que l'envers de sa solitude intérieure - cette solitude à la lumière de laquelle il importe de saisir toute la vie spirituelle de Nietzsche, et qu'il ne cessa d'accroître autour de lui, comme pour s'obliger toujours plus, à tout tirer de lui-même".
Lou Andreas-Salomé. Cf. le portrait de Nietzsche qu'elle trace dans le premier chapitre de son livre Frédéric Nietzsche, réédition Gordon and Brach, 1971; nouvelle édition sous le titre Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, 1992 et « Cahiers rouges » n°295, 2004).
Texte annoté par G-A Goldschmidt, tiré de l'ouvrage de Daniel Halévy, Nietzsche.