lundi 16 mai 2011

La poésie comme une étreinte

« Les connaître est mourir »
Papyrus Prisse. Sentences de Ptah-hotep,
vers 2000 av. J.-C.

« Les connaître est mourir. » Mourir
de l’ineffable fleur du sourire. Mourir
de leurs légères mains. Mourir
des femmes.

Que chante le jeune homme les mortelles
quand elles passent très haut dans l’espace
de son cœur. Du fond de sa poitrine qui mûrit,
qu’il les chante :
inaccessibles ! Ah, les plus étrangères !
Au-dessus des sommets
de son cœur elles paraissent, et versent
de la nuit (une autre, plus suave !) dans la vallée
déserte de ses bras. Le vent
de leur lever froisse les feuilles de son corps. Et ses torrents
brillent au loin.

Mais que l’homme,
plus secoué, se taise. Lui
qui erra la nuit, loin des sentiers,
dans les montagnes de son cœur :
qu’il se taise.

Comme se tait le vieux marin,
et les terreurs franchies
jouent en lui comme de tremblantes cages.Toutes choses, ou presque, font signe à nos sens,
le moindre tournant souffle : souviens-toi !
Un jour que nous laissons passer par négligence
nous prépare ses dons dans le suivant déjà.

Qui calcule notre profit ? Et qui
des anciennes , des années mortes nous exclut ?
Qu’avons-nous dès le premier jour appris,
sinon que l’un par l’autre est reconnu ?

Sinon qu’en nous le tiède s’enflamme ?

Maison, pente des prés, soleil couchant,
tu lui donnes soudain presque un visage
et nous rejoins, ô étreint, étreignant.

Tout est franchi par un unique espace :
l’intimité du monde. Les oiseaux calmes passent
à travers nous. Je veux grandir, je vois :
dehors, c’est l’arbre qui grandit en moi.

Ai-je pris soin, c’est en moi qu’est le gîte,
veillé-je, c’est la veille qui m’habite.
Du monde beau, si l’amour me reçoit,
l’image ivre de larmes dort en moi.

Rainer Maria Rilke, in Poèmes épars, 1906-1926, choisis et traduits par Philippe Jacottet.


Solitude

La solitude est une pluie :
elle surgit des mers et monte vers les soirs ;
elle surgit des plaines lointaines et reculées
et monte vers le ciel qui toujours la possède.
Et c’est du ciel qu’elle retombe sur la ville.

Retombe en pluie aux heures incertaines
lorsque toutes les rues s’ouvrent sur le matin,
lorsque les corps qui ne trouvèrent rien,
tristes et déçus s’écartent l’un de l’autre
et quand des êtres qui se haïssent
doivent dormir dans le même lit :

la solitude alors s’en va au fil des fleuves…


Souvenir

Et tu attends, attends l’unique chose
qui infiniment accroîtra ta vie ;
chose puissante, inhabituelle,
l’éveil des pierres,
les profondeurs tournées vers toi.

Sur les rayons les livres s’estompent
de tous leurs ors et de leurs bruns ;
et tu penses aux pays traversés,
à des tableaux et à des robes
de femmes que tu as perdues.

Et tout à coup tu sais : Voilà !
Tu te lèves et devant toi
se dresse – angoisse, formes et prières –
une année d’autrefois.

Rainer Maria Rilke, in Le livre d'images, extraits, traduction de Jacques Legrand.

J’ai passé mon week-end à tenter de programmer mon départ et n’y suis pas parvenue.
J'ai écouté de la musique et j’ai lu de nombreux poèmes de Rainer Maria Rilke.
J’en fus chavirée.