mercredi 3 février 2016

Je tremblais, j'exultais, je priais, tu allais m'aborder


Je viens de terminer Lettre d'une inconnue, de Stefan Zweig dont j'avais parlé ici après avoir vu le film de Max Ophüls, adapté de la nouvelle.  Dans le livre c'est un écrivain qui reçoit cette Lettre d'une inconnue. Max Ophüls en avait fait un musicien dans son adaptation. Ce n'est qu'après avoir vu le film que j'ai lu, pour la première fois, cette nouvelle; j'occultais alors complètement le film et ses interprètes, sans difficulté. J'inventais une autre femme en lisant le texte de Stefan Zweig. Et, en deuxième lecture, c'est cette même femme, celle que j'ai imaginée, celle dont j'ai créé l'image que je revoie. 


Extraits.


[…] Un jour, fière et puérile comme j’étais et comme je suis peut-être toujours, je suis restée loin de chez toi : mais que cette soirée d’orgueil et de rébellion fut atroce et vide. Le soir suivant, je me tenais de nouveau humblement devant ta maison, t’attendant, attendant comme j’ai attendu tout au long de mon destin devant ta vie fermée à double tour.

« Un soir enfin tu m’as remarquée. Je t’avais vu arriver de loin et je concentrais toute ma volonté pour ne pas m’esquiver devant toi. Le hasard a voulu qu’une voiture de livraison encombre la rue, ce qui t’a obligé à passer juste à côté de moi. Sans en avoir conscience, ton regard distrait m’a effleurée pour devenir immédiatement, sitôt rencontré l’attention du mien – oh, comme ce souvenir m’a causé de l’effroi -, ce regard qui s’adresse aux femmes, ce regard tendre qui est le tien, qui enveloppe et en même temps déshabille, embrasse et déjà étreint, et qui a éveillé pour la première fois en l'enfant que j’étais une femme et une amoureuse. Pendant une ou deux secondes, ce regard a soutenu le mien, qui ne pouvait ni ne voulait s’arracher à lui – puis tu es passé. Mon cœur battait la chamade : malgré moi j’ai dû ralentir le pas et comme une curiosité incontrôlable m’a fait me retourner, j’ai vu que tu t’étais arrêté et que tu me suivais du regard. Et à l’air curieux et intéressé avec lequel tu m’observais, j’ai su aussitôt que tu ne m’avais pas reconnue.

« Tu ne m’as pas reconnue, ni jadis, ni jamais, jamais tu ne m’as reconnue. Comment te décrire, mon Amour, la désillusion née de cette seconde – de cette première fois où je subissais ce destin de n’être jamais reconnue par toi, qui a été le mien toute ma vie et avec lequel je meurs : ne jamais être reconnue, ne jamais cesser de ne pas être reconnue par toi. Comment te décrire cette désillusion ? […] Comment aurais-je pu seulement respirer avec la certitude que je n’étais rien pour toi, qu’aucun souvenir de moi jamais n’effleurerait ton esprit ! Et ce réveil brutal sous ton regard qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que ne se tendait pas le moindre fil de la mémoire entre ta vie et la mienne, était une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin.

« Tu ne m’as pas reconnue ce jour-là. Et lorsque deux jours plus tard ton regard m’a enveloppée avec une certaine familiarité à l’occasion d’une nouvelle rencontre, une fois encore tu n’as pas reconnu en moi celle qui t’aimait et que tu avais éveillée à la vie, mais simplement la jolie fille de dix-huit ans qui deux jours auparavant t’avait croisé au même endroit. Tu m’as regardé gentiment surpris, un léger sourire aux lèvres. Tu es passé de nouveau près de moi et de nouveau tu as ralenti le pas aussitôt : je tremblais, j’exultais, je priais, tu allais m’aborder. J’ai senti pour la première fois que pour toi j’étais vivante : j’ai également ralenti le pas, je ne te fuyais pas. Et soudain, je t’ai senti derrière moi ; sans me retourner, j’ai su que j’allais entendre pour la première fois ta voix adorée s’adresser à moi. L’attente me paralysait, je craignais de devoir m'arrêter tant mon cœur battait à se rompre – tu es arrivé de mon côté. Tu m’as parlé à ta manière légère et gaie, comme si nous étions des amis de longue date – ah, tu n’avais pas la moindre idée de qui j’étais, tu n’as jamais rien soupçonné de mon existence ! – tu m’as parlé avec une spontanéité si ensorcelante que je t’ai répondu immédiatement. Nous avons longé la rue côte à côte. Puis tu m’as demandé si je voulais dîner avec toi. J’ai répondu oui. Qu’aurais-je osé te refuser ?
"Nous avons dîné dans un petit restaurant. Sais-tu où c'était? Ah non, tu ne fais certainement pas de différence entre ce soir-là et les autres soirs, car qu'étais-je pour toi? Une parmi cent autres, une aventure, un maillon dans une chaîne indéfiniment prolongée. [...]
"Il se faisait tard, nous sommes partis. [...]
"Nous sommes montés chez toi. Pardonne-moi mon Amour, si je te dis que tu ne peux pas comprendre ce que représentaient pour moi ce couloir, ces escaliers, quel vertige, quel trouble, quel bonheur fou, douloureux, presque mortel. [...] Imagine-toi seulement que le moindre objet de ce lieu était imprégné de toute ma passion, que chacun d'eux était un symbole de mon enfance, de mon languissement : la porte devant laquelle je t'ai attendu des milliers de fois, les escaliers du haut desquels j'ai passé mon temps à tendre l'oreille pour épier tes pas et où je t'ai vu pour la première fois, le judas à travers lequel j'ai guetté de toute mon âme, le paillasson devant ta porte, sur lequel je me suis agenouillée un jour, le bruit sec de la clef qui toujours m'a fait quitter en sursaut mon poste de surveillance. [...] Dis-toi que jusqu'à cette porte - ces mots n'ont rien d'original, mais je ne sais pas dire les choses autrement - toute mon existence n'avait été que banalité sans vie, et voilà que s'ouvraient les portes du royaume enchanté de l'enfant, du royaume d'Aladin. Dis-toi que mille fois j'ai fixé de mes yeux brûlants cette porte qu'à présent je franchissais chancelante, et tu auras une idée, mais seulement une idée - car tu ne le sauras jamais totalement, mon Amour - de ce que cette minute vertigineuse emportait de ma vie.
"Je suis restée la nuit entière chez toi. [...]
"Le matin je me suis échappée sans tarder, très tôt. [...]
[...]
[...]
[...]
"J'ai rapidement ramassé mes affaires. je voulais partir, partir immédiatement. J'avais mal. J'ai attrapé mon chapeau, il était posé sur le bureau, à côté du vase et des roses blanches, à côté de mes roses. J'ai été prise d'une impulsion violente, irrésistible : j'ai voulu tenter, une fois de plus, de réveiller ton souvenir. "Tu me donnerais une de tes roses blanches? - Volontiers" as-tu répondu en les prenant aussitôt. "Mais elles t'ont peut-être été données par une femme, par une femme qui t'aime? ai-je dit. - Peut-être, as-tu répondu, je ne sais pas. Elles m'ont été données, mais je ne sais pas par qui; c'est pourquoi je les aime tant." Je t'ai regardé. "Peut-être viennent-elles aussi d'une femme que tu as oubliée!" 
"Tu m'as regardée d'un air étonné. J'ai soutenu ton regard. "Reconnais-moi, reconnais-moi enfin!" criait le mien. Mais tes yeux me souriaient gentiment, comme s'ils ne savaient pas. Tu m'as embrassée encore une fois. Mais tu ne m'as pas reconnue. 
[...]
[...] 
"Mon enfant est mort, notre enfant - je n'ai plus personne au monde désormais à aimer comme je t'aime. [...] C'est seulement quand je serai morte que tu recevras ce testament, celui d'une femme qui, de toutes les femmes que tu as connues, est celle qui t'as le plus aimé, et que tu n'as jamais reconnue, d'une femme qui t'a toujours attendu et que tu n'as jamais appelée. [...]
[...]
"Mais  qui... qui désormais va t'envoyer les roses blanches pour ton anniversaire? Ah! le vase sera vide, ce souffle infime, cette infime respiration de ma vie qui flotte autour de toi une fois par an, cela aussi va disparaître. Mon Amour, écoute, je t'en prie, c'est la première et la dernière prière que je t'adresse... Fais-le pour moi, achète à chacun de tes anniversaires - c'est un jour où l'on pense à soi -  achète ce jour-là des roses et mets-les dans le vase. Fais-le, mon Amour, fais-le comme d'autres font dire une messe une fois par an pour une chère disparue. [...] Oh! rien qu'un jour dans l'année, et tout à fait, tout à fait silencieusement, comme j'ai vécu près de toi... je t'en prie, fais-le, mon Amour... C'est la première prière que je te fais et la dernière... je te remercie... je t'aime, je t'aime... Adieu."

Les mains tremblantes, il reposa la lettre. [...]
Son regard tomba alors sur le vase bleu posé devant lui sur le bureau. Il était vide, vide pour la première fois depuis des années le jour de son anniversaire. Un frisson de peur le parcouru : il lui sembla qu'une porte invisible s'était soudain ouverte et qu'un courant d'air froid venu d'un autre monde s'engouffrait dans l'espace paisible où il se trouvait. Il sentit une mort; il sentit un amour immortel : quelque chose se mit en mouvement au plus profond de son âme, et il se mit à penser à l'Invisible, abstraitement et avec passion, comme à une musique lointaine.    

Stefan Zweig, in Lettre d’une inconnue, traduction par Mathilde Lefebvre, Bibliothèque de la Pléiade, volume I. 


Notice 

"Un écrivain déjà connu reçoit une très longue lettre d'une femme inconnue [...], une mère dont le jeune garçon vient de mourir d'une grippe impitoyable, elle-même en train de succomber à cette maladie en refusant d'y résister. Il y apprend que cet enfant est de lui et découvre la passion amoureuse qui a dévoré l'existence de cette femme depuis qu'elle a treize ans [...] quand elle habitait à Vienne, dans le même immeuble que lui, sur le même palier.  Plusieurs fois portée à l'écran, cette nouvelle est sans doute l'une des plus célèbres de Zweig. Elle est en particulier réputée pour son caractère manifestement autobiographique. [...] L'histoire rapportée évoque très indirectement la façon dont Zweig fit la connaissance de son épouse Friderike, en recevant une lettre d'une femme qu'il ne connaissait pas... Zweig s'y livre enfin en apparence à un portrait sans complaisance de lui-même, où beaucoup l'ont reconnu. La question de l'enfant en particulier y joue un rôle à plusieurs entrées. On sait qu'il n'en voulait pas. Et il ne semble pas qu'on lui en ait connu.
[...] La seule référence historique réelle est assez allusive : la pandémie grippale de 1918-1920, qui entre autres victimes emporta une fille de Freud, le sociologue Max Weber et le peintre Egon Schiele, peut être évoquée par la mort de l'enfant et la contamination fatale de la mère. 
[...]
Tout se joue dans le sémantisme double du verbe allemand sans cesse répété, erkennen, constamment utilisé dans le registre négatif par la femme qui écrit la lettre, et qui signifie à la fois "connaître", au sens gnoséologique du terme, et "reconnaître quelqu'un ou quelque chose que l'on a connu dans le passé". Le double sens du verbe est le pivot de la relation entre l'homme et la femme il ne la reconnaît jamais, parce qu'il ne l'a jamais vraiment "connue", mais seulement rencontrée et superficiellement consommée dans l'instant "esthétique", tandis qu'elle le connaît physiquement et psychologiquement dans la durée et en profondeur, par-delà son égoïsme de jouisseur compulsif. Cette inégalité fondamentale est le ressort de leur relation, et Zweig suggère très habilement à la fin de la nouvelle que la seule personne qui reconnaisse l'inconnue (die Unbekannte) est - tel celui d'Ulysse - le serviteur de l'homme de lettres : comme si la non-connaissance était un aspect ou un facteur essentiel de la domination sociale. [...] Ici, même en cet instant de révélation, l'homme persiste encore dans sa posture d'esthète pensant les choses dans des métaphores, que rien ne lie et qui n'est lié à rien, sinon à l'universelle condition de mortel.
Mais il se passe quelque chose malgré tout. La dernière phrase de la nouvelle est exceptionnelle puissance poétique. L'Invisible demeure l'invisible, celle que l'homme n'a pas reconnue, qui n'a toujours pas de visage dans sa mémoire, et dont il vient de lire l'adieu, le dernier signe de vie. [...]


La nouvelle de Stefan Zweig a été adaptée à sept reprises au cinéma [...]. La dernière adaptation, en 2004 par la réalisatrice chinoise Junglei Xu."