清水寺
Porte Deva du temple
« Il existe une expression dans la langue japonaise
pour indiquer qu’on s’apprête à prendre une décision importante et risquée,
c’est : se jeter du balcon du Kiyomizu. Le temple du Kiyomizu-dera à Kyoto
est construit sur le bord d’une falaise au bas de laquelle foisonne une épaisse
végétation. Une tradition pendant la période d'Edo consistait à sauter du haut
de la terrasse en formant un vœu. Pour qui survivait, le vœu serait exaucé. Des
archives du temple recensent 234 sauts entre 1600 et 1868, et environ 35 morts,
ce qui est peu. Mais elles ne précisent pas si des survivants furent exaucés.
Une estampe du peintre Harunobu représente une beauté
sautant dans le vide depuis le balcon du temple Kiyomizu, femme dont les atours
claquent au vent comme des ailes emmêlées. Elle s’accroche des deux mains à son
ombrelle, elle chute, elle vole, elle regarde le sol qui vient ; un mince
pied se crispe, prêt à accueillir le choc, comme aux aguets. L’attention est à
son comble, le bonheur également, perceptible à l’assomption des deux
avant-bras au-dessus de la tête vers lesquels les amples mouvements du kimono
convergent. Le corps se ramasse en ellipse, conservant l’empreinte du geste de
sauter. La soie souple fait entendre le bruissement de l’air, la tension,
l’attente. On ne connaîtra jamais l’issue.
L’estampe de Harunobu dit ceci : On ne connaîtra jamais
l’issue de cette chute parce que la jeune beauté est déjà sauve, immobilisée
dans la splendeur du saut elle survit à tous les accidents du corps, car la
beauté, dit Harunobu, n’est rien d’autre que ce qui survit à sa chute. L’art de
l’estampe a ce pouvoir d’arracher à sa fatalité pesante, un corps qu’il détourne
du côté de l’envol. La beauté au sens de l’estampe est ce suspend des corps.
Mais Harunobu dit également qu’il ne suffit pas de montrer du doigt les oiseaux
pour inventer la beauté, encore faut-il sauter dans le vide, tenter le vol,
risquer de se rompre les os, s’accrocher à une fragile ombrelle, regarder la terre
au point de sa plus grande hostilité et, s’abandonner à ce regard. Le mot
beauté, dit-il, n’a pas d’autre signification que ce décollement du sol
familier, et la vue qui s’ensuit. »
Christian Doumet, in Notre condition
atmosphérique, éditions Fata Morgana, 2014.
Extrait lu dans l'émission Entre les lignes. (Ponctuation approximative, de mon fait).
« Beauté sautant dans le vide depuis le balcon du temple KiyomIzu »
Harunobu Suzuki (1725-1770), 1765.
Signé, à droite : « Suziki Harunobu ga »