dimanche 8 février 2015

On ne connaîtra jamais l'issue



清水寺 


Porte Deva du temple

« Il existe une expression dans la langue japonaise pour indiquer qu’on s’apprête à prendre une décision importante et risquée, c’est : se jeter du balcon du Kiyomizu. Le temple du Kiyomizu-dera à Kyoto est construit sur le bord d’une falaise au bas de laquelle foisonne une épaisse végétation. Une tradition pendant la période d'Edo consistait à sauter du haut de la terrasse en formant un vœu. Pour qui survivait, le vœu serait exaucé. Des archives du temple recensent 234 sauts entre 1600 et 1868, et environ 35 morts, ce qui est peu. Mais elles ne précisent pas si des survivants furent exaucés.
Une estampe du peintre Harunobu représente une beauté sautant dans le vide depuis le balcon du temple Kiyomizu, femme dont les atours claquent au vent comme des ailes emmêlées. Elle s’accroche des deux mains à son ombrelle, elle chute, elle vole, elle regarde le sol qui vient ; un mince pied se crispe, prêt à accueillir le choc, comme aux aguets. L’attention est à son comble, le bonheur également, perceptible à l’assomption des deux avant-bras au-dessus de la tête vers lesquels les amples mouvements du kimono convergent. Le corps se ramasse en ellipse, conservant l’empreinte du geste de sauter. La soie souple fait entendre le bruissement de l’air, la tension, l’attente. On ne connaîtra jamais l’issue.
L’estampe de Harunobu dit ceci : On ne connaîtra jamais l’issue de cette chute parce que la jeune beauté est déjà sauve, immobilisée dans la splendeur du saut elle survit à tous les accidents du corps, car la beauté, dit Harunobu, n’est rien d’autre que ce qui survit à sa chute. L’art de l’estampe a ce pouvoir d’arracher à sa fatalité pesante, un corps qu’il détourne du côté de l’envol. La beauté au sens de l’estampe est ce suspend des corps. Mais Harunobu dit également qu’il ne suffit pas de montrer du doigt les oiseaux pour inventer la beauté, encore faut-il sauter dans le vide, tenter le vol, risquer de se rompre les os, s’accrocher à une fragile ombrelle, regarder la terre au point de sa plus grande hostilité et, s’abandonner à ce regard. Le mot beauté, dit-il, n’a pas d’autre signification que ce décollement du sol familier, et la vue qui s’ensuit. »

Christian Doumet, in Notre condition atmosphérique, éditions Fata Morgana, 2014.

Extrait lu dans l'émission Entre les lignes. (Ponctuation approximative, de mon fait).



« Beauté sautant dans le vide depuis le balcon du temple KiyomIzu » 
 Harunobu Suzuki (1725-1770), 1765. 
Signé, à droite : « Suziki Harunobu ga »