mercredi 19 juin 2019

Le risque d'infatuation : écrire sur soi




La question qui je suis, moi je ne peux pas la poser; ne croyez pas que ce soit une dérobade. Je ne peux pas la poser; c'est aux autres, c'est à l'autre à dire qui je suis, c'est lui qui a la parole sur moi, ça n'est pas vraiment moi.  La parole que je peux tenir sur moi sera toujours, quel qu'effort que je fasse, une parole factice, en quelque sorte. 

J. Chancel - Alors, lorsque vous écrivez Roland Barthes par Roland Barthes (aux éditions du Seuil), vous posez quand même une question et vous attendez que le lecteur réponde.

Oui, exactement, je lui offre un certain nombre de propositions, d'apparence, de fiction, d'analyse, mais c'est évidemment à lui, à compléter par sa lecture, à entraîner par ces propositions dans sa lecture. [...]
Par conséquent, je ne pense pas qu'en écrivant sur moi j'ai pris la place d'aucun critique en réalité.
[...]

J. Chancel - Je sais l'importance que vous accordez aux idées; écrire sur soi est-ce une idée prétentieuse ?

Vous savez, c'est une question qui m'a tout de même embarrassé. Il faut tout de même croire que j'ai fait ce livre d'une façon, si je puis dire, naïvement joyeuse. Pas au début, j'étais terrorisé par le risque de ce  que j'appelle le risque d'infatuation, chose que je déteste chez les autres et je crois pouvoir le dire chez moi aussi, et par conséquent, je craignais beaucoup que cela passe pour un acte d'infatuation que d'écrire sur soi. Et puis ensuite, j'ai considéré que - cela je l'ai découvert en faisant le travail lui-même - , j'ai considéré qu'au fond actuellement, nous avons une approche générale du sujet humain qui est infiniment plus complexe, plus subtile, moins dogmatique qu'autrefois. Autrefois on avait simplement une sorte de psychologie assez banale pour parler de soi.
Il y a par exemple la psychanalyse, qui dit bien que lorsque nous croyons parler de nous, ou lorsque je crois parler de moi, en réalité c'est un moi très inconnu, auquel j'accède et que je n'arrive pas à véritablement connaître en parlant de lui. [...]
Parler de soi est une entreprise qui, sous certaines conditions que j'ai essayé d'observer, n'est pas une entreprise d'infatuation.
J. Chancel - Vous dites : Écrire sur soi, c'est simple comme une idée de suicide.
Oui, l'idée de suicide est une idée extrêmement simple. Elle peut vous venir à tout instant, pour un rien, un petit échec, on peut avoir une idée de suicide.
L'acte de suicide c'est autre chose.
Écrire sur soi, oui, c'est un peu comme une idée de suicide, parce qu'on est terrorisé par le risque que ça comporte : le risque d'image, le risque d'infatuation, le risque de narcissisme, le risque d'égotisme que ça peut comporter.
J. Chancel - La course entre le je, le il, le moi c'est un véritable parcours du combattant ?

Oui.

J. Chancel - Le nous

Le nous serait vraiment très infatué. C'est très royal.

Roland Barthes, Radioscopie de Jacques Chancel, 1975 (extraits)