mardi 1 novembre 2016

"Et je n'ai rencontré qu'un seul être qui ne voulait pas mourir"




"Des fleurs, des milliers de fleurs"


Le Fossoyeur
1903

A San Rocco, le vieux fossoyeur était mort.
Tous les jours, dans les rues, on annonçait que sa place était à prendre. Trois ou quatre semaines s’étaient écoulées et personne ne s’était présenté. Mais personne non plus n’était mort à San Rocco. Donc, rien ne pressait. On avait le temps, on attendait. On attendait… Un soir de mai, un étranger arriva dans la ville et prit l’emploi. C’est Gita, la fille de Podesta, qui l’aperçut la première. Il sortait de la chambre de son père (elle ne l’avait pas vu entrer). Il vint droit vers elle comme s’il s’attendait vraiment à la rencontrer dans ce couloir obscur.
-          Tu es sa fille, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il d’une voix douce, avec un accent étranger.
Gita approuva de la tête et suivit l’homme jusqu’à l’une des fenêtres d’où glissait la clarté et le calme de la rue crépusculaire. Là, ils se regardèrent avec attention. Gita se perdit si profondément dans le regard de l’étranger qu’elle n’eut pas l’idée, d’abord, que lui aussi, debout devant elle, pouvait l’observer. C’était un homme grand et mince, vêtu d’un costume de voyage noir, de coupe étrange. Il avait des cheveux blonds, coiffés à la façon des nobles. D’ailleurs, quelque chose en lui trahissait le gentilhomme. Magistrat ou médecin ? Curieux qu’il fut un simple fossoyeur. D’instinct, elle cherchait à lui prendre les mains : il les lui tendit, toutes deux, comme un enfant.

-          La besogne n’est pas difficile, dit-il. Elle regardait ses mains, rien que ses mains, pourtant, elle sentait le sourire de ses lèvres qui l’enveloppait comme un rayon de soleil.

Ils allèrent ensemble jusqu’à la porte. Il faisait presque nuit dans la rue.

-          Est-ce loin ? dit l’étranger et il suivit les maisons des yeux jusqu’au fond de la rue : elle était complètement vide.

-          Non, pas très loin, mais je vais te conduire ! Tu n’es pas d’ici, tu ne peux connaître le chemin.

-          Le connais-tu ? demanda l’homme gravement.

-          Oh oui ! Toute petite, j’ai appris à le suivre. Il mène jusqu’à ma mère, qui nous a été ravie si tôt. Elle repose là-bas, hors de la ville ; je te montrerai l’endroit.

Ils partirent sans rien dire et leurs pas se confondaient dans le silence de la nuit. Soudain, l’homme noir demanda :

-          Quel âge as-tu, Gita ?

-           Seize ans, dit l’enfant, et elle se redressa légèrement. Seize ans et chaque jour un peu plus.

-          Et toi, demanda-t-elle en souriant aussi, quel âge as-tu ?

-          Je suis plus âgé que toi, Gita, deux fois plus âgé que toi, et chaque jour beaucoup, beaucoup plus.

Ils étaient arrivés devant le cimetière.

-          Voilà la maison où tu dois habiter, près du dépositoire, dit-elle en montrant à travers les grilles du portail, à l’autre extrémité du cimetière, une maisonnette que le lierre couvrait.

[…]

-          Tiens, tiens, c’est donc ici. Mon prédécesseur devait être très âgé.

-           Oui, il était très vieux. Il habitait là avec sa femme, très vieille aussi. Elle est partie tout de suite après sa mort, je ne sais où.

-          Tiens, dit l’étranger et il sembla penser à autre chose. Puis se tournant vers Gita : maintenant, il faut que tu t’en ailles, mon enfant, il se fait tard. Tu n’as pas peur de rentrer seule ?

-           Oh, non ! je suis toujours seule. Mais toi, tu n’auras pas peur de rester ici ?

L’étranger secoua la tête, saisit la main de la fillette, et la serra avec un peu de fermeté : moi aussi, je suis toujours seul – dit-il à voix basse ; alors, l’enfant, haletante, lui chuchota : - Écoute ! Un rossignol s’était mis à chanter dans la haie épineuse du cimetière. Ce chant sonore montait, les entourait, et les baignait de nostalgie et de félicité.
Dès le lendemain matin, le nouveau fossoyeur de San Rocco entrait en fonction. Il avait de son métier une conception assez étrange. Il transforma tout le cimetière en un vaste jardin. Les vieilles tombes oublièrent leur tristesse sous les fleurs épanouies et les vrilles ondoyantes. De l’autre côté de l’allée centrale, il n’y eut jusqu’à présent qu’une pelouse nue, inculte. Il y disposa un grand nombre de plates-bandes, pareilles aux tombes. Les deux parties du cimetière furent ainsi groupées en un ensemble harmonieux. Et les gens qui venaient de la ville avaient parfois de la peine à retrouver leurs chères tombes. Il arrivait même qu’une vieille bonne femme s’agenouillât et pleurât devant une de ces plates-bandes vides. Mais sa prière n’était pas perdue pour son fils qui reposait plus loin, sous de claires anémones.
Et les gens de San Rocco, en voyant leur cimetière, sentaient un peu moins le poids de la mort. Quand quelqu’un s’en allait – et en ce printemps mémorable, la mort frappa surtout des gens âgés – le chemin du cimetière paraissait toujours long et désolant, mais là-bas, tout revêtait, maintenant, l’aspect d’une petite fête silencieuse. On aurait dit que les fleurs venaient de tous côtés pour se placer sur la fosse obscure comme si la bouche noire de la terre ne s’ouvrait plus que pour dire : des fleurs, des milliers de fleurs.
[…]

-          […] Il y a chez nous un vieillard qui raconte l’histoire d’une petite île où la mer amena tant de morts qu’il ne resta plus de place pour les vivants. Ils étaient comme assiégés par les cadavres ? Ce n’est peut-être qu’une histoire et ce vieux conteur est peut-être fou. Quant à moi, je n’y crois. Je pense que la vie est plus forte que la mort.

Gita se tut, puis :

-          Maman est bien morte, pourtant.

L’étranger s’arrêta, appuyé sur sa bêche :

-          Moi aussi, je connais une femme qui est morte. Mais elle l’a voulu.

-          Oui, dit Gita gravement, je comprends qu’on puisse le désirer.

-           La plupart des gens le désirent et c’est pourquoi ceux qui veulent vivre meurent aussi ; ils meurent avec les autres, emportés, arrachés malgré eux. J’ai vu beaucoup de pays, Gita, j’ai parlé avec beaucoup de gens, je leur ai demandé quels étaient leurs vœux. Et je n’ai rencontré qu’un seul être qui ne voulait pas mourir. Quelques-uns, évidemment, disaient le contraire et c’était la peur qui les faisait parler. Mais que ne disent les hommes ? Derrière leurs paroles il y avait leur volonté muette qui pesait vers la mort, comme le fruit qui tombe de l’arbre. Il n’y a rien à faire.
[...]
[...]
Les questions de Gita, et les réponses de l'étranger étaient suivies de longs silences pendant lesquels les choses parlaient.
- Je vais te raconter l’histoire d'un homme qui perdit sa femme chérie, dit l'étranger après un de ces silences, et ses mains jointes tremblaient. C’était l'automne et il savait qu'elle allait mourir. Les médecins le lui disaient. Ils pouvaient se tromper. Mais la femme l'avait dit bien avant eux. Et elle ne se trompait pas.
- Est-ce qu'elle voulait mourir? demanda Gita à l'étranger qui s'était tu.
- Elle voulait mourir, Gita. Elle voulait autre chose que vivre. Il y avait toujours trop de gens autour d'elle, elle voulait être seule. C'est cela qu'elle voulait. Dans son enfance, elle n'avait pas été seule, comme toi; une fois mariée, elle sut qu'elle était seule, mais elle aurait voulu être seule sans le savoir.
[...]

(Extraits des cinq premières pages du Récit de dix pages).

Traduction d'Hélène Zylberberg et Louis Desportes 

Rainer Maria Rilke, in PROSE, Récit divers, éditions du Seuil, 1966.