mardi 28 juillet 2015

Mes lectures de vacances 3






I. LA BLESSURE 

30 octobre 1961 

[…]
Faut-il que j’espace les visites ? Certains jours la tête me tourne. Quand la douleur survient, j’apprends à la dissimuler mais il m’en reste ensuite quelque chose. De plus, cette position horizontale, qui me rend passif, paraît susciter chez les autres (chez certains opportuns) un bavardage complaisant.
Exemple : cette femme que j’ai trouvée naguère si brillante. La surprise devant le bruit qu’a fait ma blessure a réveillé chez elle une amitié somnolente et une compassion mondaine. Elle ne gagne rien à être naturelle ; tout à être méconnue. Aujourd’hui, pourvu qu’elle parle et qu’elle parle d’elle, elle est prête à s’accuser, s’excuser, se diminuer. Pendant qu’elle se met au plus bas, elle règne : « Ne trouvez-vous pas que, dans cette affaire, j’ai été plutôt garce ? » Penser au célèbre mot de Custine sur le Français : « Il préfère se peindre laid que de s’oublier. »
Autre exemple : je partage souvent le plaisir que A.Z. a de s’écouter parler et même je ne suis pas loin d’approuver l’idée avantageuse qu’il se fait de lui-même. Mais si, en gidien, je comprends qu’on écrive sur soi (on n’oblige personne à vous lire), je ne supporte pas que l’on ne parle que de soi (s’imposer à l’autre, c’est le nier). J’ai heureusement avec mon état un for alibi et une grande capacité d’inattention.
En revanche, bouleversante visite de Jean Bonneterre, mon ami d’enfance. Il avait rompu avec moi dès mes premiers articles sur l’Algérie. Il paraît bénir cette blessure qui permet nos retrouvailles. Il parle de ma famille comme s’il en était. Il en est. 

Narcissisme

On écrit souvent sur soi quand on ne sait pas parler de soi de vive voix, qu’on a peur d’entendre sa propre voix, quand on est paralysé par le regard, le jugement, la présence d’autrui. Alors on est gagné par une pudeur particulière qui fait qu’on n’arrive même plus à entendre parler de soi, cependant que seul devant la page vide on se prélasse à se décrire et à se raconter. Ce qui fait qu’en définitive personne n’est plus discret  en société que ceux qui sont prolixes en solitude. Et personne n’est plus curieux des autres ni spectateur plus attentif que ceux qui savent pouvoir se retrouver en tête-à-tête avec l’interlocuteur intime dans l’écriture. On a dit de Montaigne, d’Amiel, de Jules Renard, de Gide et même de Jean-Jacques l’atrabilaire qu’ils savent écouter. Ce n’est pas un paradoxe. Ils se sont délestés dans leurs écrits de tout ce qui fait obstacle à l’écoute, à l’accueil, au regard. Les plus obsédés d’eux-mêmes ne sont pas des écrivains qui ont écrit sur eux. Malraux qui déteste les confidences, l’introspection et les « petits tas de secrets », n’a jamais su écouter.

[…] 

21 janvier 1963 

J’ai toujours aimé des plaisirs ou des sports qui m’ont fait vivre dans des milieux où je ne pouvais être à l’aise : le tennis, la danse, le ski, la natation. Adolescent, je voyais ces activités (sauf la natation) confisquées par la riche bourgeoisie, ou des fils de colons qui s’organisaient en clubs comme les Sudistes américains. Plus tard, en France, tout était ouvert, accueillant et possible à la condition de payer et de supporter un état d’esprit très particulier. En général, anti-culturel, si on peut dire.
J’ai écrit ces lignes ce matin dans le brouillard lugubre qui s’engouffrait dans le chalet. A midi, nous sommes montés au-dessus de la mer de nuages et nous avons fait en téléphérique ce que l’on fait souvent en avion : émerger dans la pureté glorieuse des glaciers tout baignés d’un bleu implacable. Devant la qualité d’émerveillement de cette société de danseurs, de skieurs, de pilotes d’avion, bateau, auto de course etc., et dont je voulais m’éloigner, tout à l’heure, je me suis dit qu’il n’y avait peut-être de barrières qu’entre ceux qui ont eu leur enfance nourrie de livres et les autres. Pourtant, en général, devant la beauté, je n’apprécie que le silence.
[…] Le silence est souvent aussi une drogue pour entrer en soi-même, s’y installer, fermer les portes. Et interdire l’entrée.
[…]
[…]
[…]

II LE TEMPS QUI VIENT


TRENTE ANS APRÈS

Contracté en clinique, le vice du carnet intime ne devait plus me quitter vraiment. La blessure m’avait fait en somme retrouver la pernicieuse influence exercée par Gide sur mon adolescence. Mais, dès après la naissance du journal, à l’automne 1964, je n’ai plus rien noté qu’en voyage, surtout dans les avions, ou en vacances. Celui qui, de ce fait, écrit ici en 1991 ne peut être le même que l’auteur du Carnet. Il a changé. Il prend sa place. Il vit le présent. C’est à cette lumière qu’il revisite le passé. Là où le premier témoignait, l’autre reconstitue. Je ne pensais pas au lecteur : je me chuchotais des aveux. Là je m’adresse à lui.
[……………………………………………]

Jean Daniel, in LA BLESSURE suivi de Le Temps qui vient, éditions Grasset, 1992.

Je lisais ce livre (toujours emprunté dans cette bibliothèque de l'appartement, petite mais intéressante) en entendant la mer et les oiseaux et je pensais à Jean Daniel qui aimait tant se baigner dans la mer. Il y a un passage dans ce journal où il dit sa stupéfaction de voir des gens se baigner dans une piscine quand ils ont une propriété au bord de la mer. Aujourd'hui, il a 95 ans... "S'arrime-t-il toujours à la vie" comme dans ma petite vidéo?

Au retour de vacances j'ai trouvé cette introduction écrite par Jean Daniel à propos de La Blessure :


"J'ai dit comment me sont venus l'idée et le besoin de tenir les Carnets que l'on va lire ici1. Alité pendant plus d'un an dans une chambre d'hôpital, du fait d'une blessure, j'ai découvert que la maladie finit par éloigner des plus proches, suscitant ainsi une étrange solitude. Entre les « horizontaux » (ou les « allongés », selon un mot de Thomas Mann) et les verticaux, les mots finissent par n'avoir plus les mêmes connotations. Il y a deux vies parallèles. Tenir un carnet, c'est alors et d'abord s'inventer un interlocuteur dans la même position, donc capable d'une écoute plus complice. Un confesseur attentif avec lequel on pense qu'il ne pourra plus y avoir ni malentendu, ni distance.
La partie de ces carnets que j'ai déjà publiée sous le titre la Blessure avait un atout : l'unité de lieu. Tout se passait à l'intérieur de ma chambre. Le monde venait à moi et je prétendais le réfléchir dans un journal. Dès ma guérison, tout, aussitôt, a changé. J'ai eu alors des responsabilités qui m'empêchaient d'écrire, tandis que parfois des rites itinérants m'y incitaient. Si bien que je n'ai jamais écrit qu'en voyage et en vacances. En voyage, c'est-à-dire en avion, que j'ai utilisé comme Mme de Sévigné usait de sa fameuse calèche. En vacances, c'est-à-dire presque tous les ans, juillet jadis en Tunisie, aujourd'hui en Toscane; fin octobre aux États-Unis; dix jours de janvier au Sénégal, avec, tout au long de l'année, des incursions au Portugal, en Espagne. En France, pendant longtemps, j'ai choisi d'écrire chez des amis en Saône-et-Loire, dans le Brionnais, à Mailly.
Je ne me suis jamais imposé de livrer à ces carnets autre chose que mes humeurs. Rien n'est plus irrégulier et plus capricieux que ces notations. Et l'on ne devra pas s'étonner de découvrir que certains grands événements ont été passés sous silence et que quelques êtres, parmi les plus proches, soient absents. J'avais, pour m'exprimer de manière systématique, mes éditoriaux, mes livres. Cela ne m'a pas empêché de consigner des réflexions ou des descriptions qui auraient pu être publiées ailleurs. On trouvera aussi des notations dont je ne savais avec certitude, en les rédigeant si elles pourraient me servir pour un récit ou pour un essai. En dépit de l'utilisation que j'en ai faite plus tard, j'ai cru devoir et pouvoir les maintenir dans ce livre.
Mais ces carnets se veulent surtout des contrepoints, des pensées en coulisses souvent suscités par le sentiment d'en avoir trop dit ailleurs, ou pas assez. Ce qui m'a conduit parfois à des indiscrétions et à des aveux. J'ai ainsi réservé à ces pages des embarras et des remords, tel un peintre qui, au lieu d'inscrire ses repentirs sur un tableau, les réunirait à part dans un album spécial.
Un mot encore. Si les circonstances de mes premiers carnets sont accidentelles — « la Blessure » —, le besoin que j'ai eu de les tenir par la suite ne l'est aucunement. Je revendique un faible pour le passé. J'aime me souvenir. C'est pour moi une façon de reconstruire et de vérifier une identité. Le passé est tout. Sans lui, le présent est absent et l'avenir, abstrait. Vivre, c'est fabriquer à chaque instant du passé. C'est donner une dimension positive au temps qui s'écoule et qui est notre seule réalité, comme notre seule vérité.
Un mot enfin. Un carnet devient vite une entité autonome, un alter ego très alter. Au point qu'il arrive que l'on s'en méfie et que l'on se découvre parfois en train de doser les confidences qu'on lui abandonne. Sa mémoire est si redoutable, que l'on craint de relire ensuite dans le désaveu ce que l'on avait d'abord confié dans le soulagement. Alors s'infléchit le fleuve qui paraissait tout naturellement « couler de source ». Depuis que je sais cela, je me méfie plus encore de moi-même que de mon alter ego, mais aussi je lis les journaux intimes des autres en décrypteur expert. Reste qu'à la fin des fins, malgré tout, si « je » est un autre, il fait bien partie du moi."
J.D.

1 La Blessure, Grasset, 1992. 

Je n'ai pas eu le temps à Saint-Palais de retranscrire tous les passages que j'ai aimés dans ce livre. Il y avait des pages passionnantes sur Camus, Sartre (sans complaisance), Françoise Giroud, Mendès France, Gide et j'en passe... 


« La haine du bourgeois n’est ni de droite ni de gauche, c’est la respiration habituelle de l’artiste. » Jean Daniel.