I. LA BLESSURE
30 octobre 1961
[…]
Faut-il que j’espace les visites ? Certains jours la
tête me tourne. Quand la douleur survient, j’apprends à la dissimuler mais il
m’en reste ensuite quelque chose. De plus, cette position horizontale, qui me
rend passif, paraît susciter chez les autres (chez certains opportuns) un
bavardage complaisant.
Exemple : cette femme que j’ai trouvée naguère si
brillante. La surprise devant le bruit qu’a fait ma blessure a réveillé chez
elle une amitié somnolente et une compassion mondaine. Elle ne gagne rien à
être naturelle ; tout à être méconnue. Aujourd’hui, pourvu qu’elle parle
et qu’elle parle d’elle, elle est prête à s’accuser, s’excuser, se diminuer.
Pendant qu’elle se met au plus bas, elle règne : « Ne trouvez-vous
pas que, dans cette affaire, j’ai été plutôt garce ? » Penser au
célèbre mot de Custine sur le Français : « Il préfère se peindre laid
que de s’oublier. »
Autre exemple : je partage souvent le plaisir que A.Z. a de s’écouter parler et même je ne suis pas loin d’approuver l’idée avantageuse qu’il se fait de lui-même. Mais si, en gidien, je comprends qu’on écrive sur soi (on n’oblige personne à vous lire), je ne supporte pas que l’on ne parle que de soi (s’imposer à l’autre, c’est le nier). J’ai heureusement avec mon état un for alibi et une grande capacité d’inattention.
En revanche, bouleversante visite de Jean Bonneterre, mon ami d’enfance. Il avait rompu avec moi dès mes premiers articles sur l’Algérie. Il paraît bénir cette blessure qui permet nos retrouvailles. Il parle de ma famille comme s’il en était. Il en est.
Narcissisme
Autre exemple : je partage souvent le plaisir que A.Z. a de s’écouter parler et même je ne suis pas loin d’approuver l’idée avantageuse qu’il se fait de lui-même. Mais si, en gidien, je comprends qu’on écrive sur soi (on n’oblige personne à vous lire), je ne supporte pas que l’on ne parle que de soi (s’imposer à l’autre, c’est le nier). J’ai heureusement avec mon état un for alibi et une grande capacité d’inattention.
En revanche, bouleversante visite de Jean Bonneterre, mon ami d’enfance. Il avait rompu avec moi dès mes premiers articles sur l’Algérie. Il paraît bénir cette blessure qui permet nos retrouvailles. Il parle de ma famille comme s’il en était. Il en est.
Narcissisme
On écrit souvent sur soi quand on ne sait pas parler de soi
de vive voix, qu’on a peur d’entendre sa propre voix, quand on est paralysé par
le regard, le jugement, la présence d’autrui. Alors on est gagné par une pudeur
particulière qui fait qu’on n’arrive même plus à entendre parler de soi,
cependant que seul devant la page vide on se prélasse à se décrire et à se
raconter. Ce qui fait qu’en définitive personne n’est plus discret en société que ceux qui sont prolixes en
solitude. Et personne n’est plus curieux des autres ni spectateur plus attentif
que ceux qui savent pouvoir se retrouver en tête-à-tête avec l’interlocuteur
intime dans l’écriture. On a dit de Montaigne, d’Amiel, de Jules Renard, de
Gide et même de Jean-Jacques l’atrabilaire qu’ils savent écouter. Ce n’est pas
un paradoxe. Ils se sont délestés dans leurs écrits de tout ce qui fait
obstacle à l’écoute, à l’accueil, au regard. Les plus obsédés d’eux-mêmes ne
sont pas des écrivains qui ont écrit sur eux. Malraux qui déteste les
confidences, l’introspection et les « petits tas de secrets », n’a
jamais su écouter.
[…]
[…]
21 janvier 1963
J’ai toujours aimé des plaisirs ou des sports qui m’ont fait vivre dans des milieux où je ne pouvais être à l’aise : le tennis, la danse, le ski, la natation. Adolescent, je voyais ces activités (sauf la natation) confisquées par la riche bourgeoisie, ou des fils de colons qui s’organisaient en clubs comme les Sudistes américains. Plus tard, en France, tout était ouvert, accueillant et possible à la condition de payer et de supporter un état d’esprit très particulier. En général, anti-culturel, si on peut dire.
J’ai écrit ces lignes ce matin dans le brouillard lugubre qui s’engouffrait dans le chalet. A midi, nous sommes montés au-dessus de la mer de nuages et nous avons fait en téléphérique ce que l’on fait souvent en avion : émerger dans la pureté glorieuse des glaciers tout baignés d’un bleu implacable. Devant la qualité d’émerveillement de cette société de danseurs, de skieurs, de pilotes d’avion, bateau, auto de course etc., et dont je voulais m’éloigner, tout à l’heure, je me suis dit qu’il n’y avait peut-être de barrières qu’entre ceux qui ont eu leur enfance nourrie de livres et les autres. Pourtant, en général, devant la beauté, je n’apprécie que le silence.
[…] Le silence est souvent aussi une drogue pour entrer en soi-même, s’y installer, fermer les portes. Et interdire l’entrée.
[…]
[…]
[…]
II LE TEMPS QUI VIENT
TRENTE ANS APRÈS
Contracté en clinique, le vice du carnet intime ne devait
plus me quitter vraiment. La blessure m’avait fait en somme retrouver la
pernicieuse influence exercée par Gide sur mon adolescence. Mais, dès après la
naissance du journal, à l’automne 1964, je n’ai plus rien noté qu’en voyage,
surtout dans les avions, ou en vacances. Celui qui, de ce fait, écrit ici en
1991 ne peut être le même que l’auteur du Carnet. Il a changé. Il prend sa
place. Il vit le présent. C’est à cette lumière qu’il revisite le passé. Là où
le premier témoignait, l’autre reconstitue. Je ne pensais pas au lecteur :
je me chuchotais des aveux. Là je m’adresse à lui.
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Jean Daniel, in LA BLESSURE suivi de Le Temps qui vient, éditions Grasset, 1992.
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Jean Daniel, in LA BLESSURE suivi de Le Temps qui vient, éditions Grasset, 1992.
Je lisais ce livre (toujours emprunté dans cette bibliothèque de l'appartement, petite mais intéressante) en entendant la mer et les oiseaux et je pensais à Jean Daniel qui aimait tant se baigner dans la mer. Il y a un passage dans ce journal où il dit sa stupéfaction de voir des gens se baigner dans une piscine quand ils ont une propriété au bord de la mer. Aujourd'hui, il a 95 ans... "S'arrime-t-il toujours à la vie" comme dans ma petite vidéo?
Au retour de vacances j'ai trouvé cette introduction écrite par Jean Daniel à propos de La Blessure :
"J'ai dit comment me sont venus l'idée et le besoin de tenir les Carnets que l'on va lire ici1.
Alité pendant plus d'un an dans une chambre d'hôpital, du fait d'une
blessure, j'ai découvert que la maladie finit par éloigner des plus
proches, suscitant ainsi une étrange solitude. Entre les « horizontaux » (ou les « allongés »,
selon un mot de Thomas Mann) et les verticaux, les mots finissent par
n'avoir plus les mêmes connotations. Il y a deux vies parallèles. Tenir
un carnet, c'est alors et d'abord s'inventer un interlocuteur dans la
même position, donc capable d'une écoute plus complice. Un confesseur
attentif avec lequel on pense qu'il ne pourra plus y avoir ni
malentendu, ni distance.
La partie de ces carnets que j'ai déjà publiée sous le titre la Blessure
avait un atout : l'unité de lieu. Tout se passait à l'intérieur de ma
chambre. Le monde venait à moi et je prétendais le réfléchir dans un
journal. Dès ma guérison, tout, aussitôt, a changé. J'ai eu alors des
responsabilités qui m'empêchaient d'écrire, tandis que parfois des rites
itinérants m'y incitaient. Si bien que je n'ai jamais écrit qu'en
voyage et en vacances. En voyage, c'est-à-dire en avion, que j'ai
utilisé comme Mme de Sévigné usait de sa fameuse calèche. En vacances,
c'est-à-dire presque tous les ans, juillet jadis en Tunisie, aujourd'hui
en Toscane; fin octobre aux États-Unis; dix jours de janvier au
Sénégal, avec, tout au long de l'année, des incursions au Portugal, en
Espagne. En France, pendant longtemps, j'ai choisi d'écrire chez des
amis en Saône-et-Loire, dans le Brionnais, à Mailly.
Je ne me suis
jamais imposé de livrer à ces carnets autre chose que mes humeurs. Rien
n'est plus irrégulier et plus capricieux que ces notations. Et l'on ne
devra pas s'étonner de découvrir que certains grands événements ont été
passés sous silence et que quelques êtres, parmi les plus proches,
soient absents. J'avais, pour m'exprimer de manière systématique, mes
éditoriaux, mes livres. Cela ne m'a pas empêché de consigner des
réflexions ou des descriptions qui auraient pu être publiées ailleurs.
On trouvera aussi des notations dont je ne savais avec certitude, en les
rédigeant si elles pourraient me servir pour un récit ou pour un essai.
En dépit de l'utilisation que j'en ai faite plus tard, j'ai cru devoir
et pouvoir les maintenir dans ce livre.
Mais ces carnets
se veulent surtout des contrepoints, des pensées en coulisses souvent
suscités par le sentiment d'en avoir trop dit ailleurs, ou pas assez. Ce
qui m'a conduit parfois à des indiscrétions et à des aveux. J'ai ainsi
réservé à ces pages des embarras et des remords, tel un peintre qui, au
lieu d'inscrire ses repentirs sur un tableau, les réunirait à part dans un album spécial.
Un mot encore. Si
les circonstances de mes premiers carnets sont accidentelles — « la
Blessure » —, le besoin que j'ai eu de les tenir par la suite ne l'est
aucunement. Je revendique un faible pour le passé. J'aime me souvenir.
C'est pour moi une façon de reconstruire et de vérifier une identité. Le
passé est tout. Sans lui, le présent est absent et l'avenir, abstrait.
Vivre, c'est fabriquer à chaque instant du passé. C'est donner une
dimension positive au temps qui s'écoule et qui est notre seule réalité,
comme notre seule vérité.
Un mot enfin. Un
carnet devient vite une entité autonome, un alter ego très alter. Au
point qu'il arrive que l'on s'en méfie et que l'on se découvre parfois
en train de doser les confidences qu'on lui abandonne. Sa mémoire est si
redoutable, que l'on craint de relire ensuite dans le désaveu ce que
l'on avait d'abord confié dans le soulagement. Alors s'infléchit le
fleuve qui paraissait tout naturellement « couler de source ». Depuis
que je sais cela, je me méfie plus encore de moi-même que de mon alter
ego, mais aussi je lis les journaux intimes des autres en décrypteur
expert. Reste qu'à la fin des fins, malgré tout, si « je » est un autre,
il fait bien partie du moi."
J.D.
1 La Blessure, Grasset, 1992.
Je n'ai pas eu le temps à Saint-Palais de retranscrire tous les passages que j'ai aimés dans ce livre. Il y avait des pages passionnantes sur Camus, Sartre (sans complaisance), Françoise Giroud, Mendès France, Gide et j'en passe...
Je n'ai pas eu le temps à Saint-Palais de retranscrire tous les passages que j'ai aimés dans ce livre. Il y avait des pages passionnantes sur Camus, Sartre (sans complaisance), Françoise Giroud, Mendès France, Gide et j'en passe...
« La haine du bourgeois n’est ni de droite ni de gauche, c’est la respiration habituelle de l’artiste. » Jean Daniel.