samedi 25 juillet 2015

Mes lectures de vacances 2




 Anne Frank (1929-1945)

Samedi 20 juin 1942. 

Il y a plusieurs jours que je n’ai plus écrit ; il me fallait réfléchir une fois pour toutes à ce que signifie un Journal. C’est pour moi une sensation bien singulière que d’exprimer mes pensées, non seulement parce que je n’ai jamais écrit encore, mais qu’il me semble que, plus tard, ni moi, ni qui que ce soit d’autre ne s’intéresserait aux confidences d’une écolière de treize ans. Enfin, cela n’a aucune importance. J’ai envie d’écrire, et bien plus encore de sonder mon cœur à propos de toutes sortes de choses.
« Le papier est plus patient que les hommes. » Ce dicton me traversa l’esprit alors qu’un jour de légère mélancolie je m’ennuyais à cent sous l’heure, la tête appuyée sur les mains, trop cafardeuse pour me décider à sortir ou à rester chez moi. Oui, en effet, le papier est patient, et, comme je présume que personne ne se souciera de ce cahier cartonné dignement intitulé Journal, je n’ai aucune intention de jamais le faire lire, à moins que je ne rencontre dans ma vie l’Ami ou l’Amie à qui le montrer. Me voilà arrivée au point de départ, à l’idée de commencer un Journal : je n’ai pas d’amie.
Afin d’être plus claire, je m’explique encore. Personne ne voudra croire qu’une fillette de treize ans se trouve seule au monde. D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait vrai : j’ai des parents que j’aime beaucoup et une sœur de seize ans ; j’ai, tout compte fait, une trentaine de camarades parmi lesquelles de soi-disant amies ; j’ai des admirateurs à la pelle qui me suivent du regard, tandis que ceux qui, en classe, sont mal placés pour me voir, tentent de saisir mon image à l’aide d’une petite glace de poche. J’ai de la famille, d’aimables oncles et tantes, un foyer agréable, non, il ne me manque rien apparemment, sauf l’Amie. Avec mes camarades, je ne puis que m’amuser, rien de plus. Je ne parviens jamais à parler avec eux d’autre chose que de banalités, même avec une de mes amies, car il nous est impossible de devenir plus intimes, c’est là le hic. Ce manque de confiance est peut-être mon défaut à moi. En tout cas, je me trouve devant un fait accompli et c’est assez dommage de ne pas pouvoir l’ignorer.
C’est la raison d’être de ce Journal. Afin de mieux évoquer l’image que je me fais d’une amie longuement attendue, je ne veux pas me limiter à de simples faits, comme le font tant d’autres, mais je désire que ce Journal personnifie l’Amie. Et cette amie s’appellera Kitty.
[…]

[…]

[…] 

Mardi 1er août 1944. 

Chère Kitty,

« Un fatras de contradictions » sont les derniers mots de ma lettre précédente, et les premiers de celle-ci. « Fatras de contradictions », peux-tu m’expliquer ce que c’est au juste ? Que signifie contradiction ? Comme tant d’autres mots, il a deux sens : contradiction extérieure, et contradiction intérieure.

Le premier sens s’explique simplement : ne pas se plier aux opinions d’autrui, savoir mieux que l’autre, avoir le dernier mot, enfin toutes les caractéristiques désagréables pour lesquelles je suis bien connue. Mais en ce qui concerne le second, je ne suis pas connue, c’est là mon secret.
Je te l’ai déjà dit, mon âme est, pour ainsi dire divisée en deux. La première partie héberge mon hilarité, mes moqueries à propos de tout, ma joie de vivre et, surtout, ma tendance à prendre tout à la légère. J’entends par là : ne pas me choquer des flirts, d’un baiser, d’une embrassade ou d’une histoire inconvenante. Cette première partie est toujours aux aguets, repoussant l’autre, qui est plus belle, plus pure et plus profonde. Le beau côté de la petite Anne, personne ne le connaît, pas vrai ? C’est pourquoi si peu de gens m’aiment vraiment.
Bien sûr, je puis être un clown amusant pour un après-midi, après quoi tout le monde m’a assez vue pour un mois au moins. […] Ce côté de la vie à la légère, le côté superficiel aura toujours le pas sur le côté profond, et sera par conséquent toujours vainqueur. Tu ne peux t’imaginer combien de fois j’ai essayé de la repousser, de la rouer de coups, de la cacher, celle qui, en réalité, n’est qu’une moitié de tout ce qui s’appelle Anne. Ça ne sert à rien, et je ne sais pourquoi.
Je tremble de peur que tous ceux qui me connaissent telle que je me montre ne découvrent que j’ai un autre côté, le plus beau et le meilleur. J’ai peur qu’ils ne se moquent de moi, ne me trouvent ridicule et sentimentale, ne me prennent pas au sérieux. J’ai l’habitude de ne pas être prise au sérieux, mais c’est « Anne la superficielle » qui y est habituée et qui peut le supporter : l’autre, celle qui est « grave et tendre » n’y résisterait pas. […]
Anne la Tendre n’a donc jamais fait une apparition en compagnie, pas une seule fois, mais dans la solitude, sa voix domine presque toujours. Je sais exactement comment j’aimerais être, puisque je le suis… intérieurement, mais hélas ! je reste seule à le savoir. Et c’est peut-être, non, c’est certainement la raison pour laquelle j’appelle ma nature intérieure : heureuse, alors que les autres trouvent justement heureuse ma nature extérieure. A l’intérieur de moi, Anne la Pure m’indique le chemin ; extérieurement,  je ne suis rien d’autre qu’une biquette détachée de sa corde, folle et pétulante.

[…]
Celle que l’on n’entend pas sanglote en moi : « Voilà, voilà où tu en es : mauvaises opinions, visages moqueurs ou consternés, antipathies, et tout ça parce que tu n’écoutes pas les bons conseils de ton propre bon côté. » Ah ! j’aimerais bien l’écouter, mais ça ne sert à rien. Lorsque je suis grave et calme, je donne l’impression à tout le monde de jouer une autre comédie, et vite j’ai recours à une petite blague pour m’en sortir ; je ne parle même pas de ma propre famille qui, persuadée alors que je suis malade, me fait avaler des cachets contre les maux de tête et les nerfs, regarde ma gorge, me tâte le front pour voir si j’ai de la fièvre, me demande si je ne suis pas constipée et finit par critiquer ma mauvaise humeur. Je ne peux plus le supporter ; quand on s’occupe trop de moi, je deviens d’abord hargneuse, puis triste, retournant mon cœur une fois de plus de façon à montrer le côté mauvais et à cacher le côté bon, et je continue à chercher le moyen de devenir celle que j’aimerais tant être, celle que je serais capable d’être, si… il n’y avait pas d’autres gens dans le monde.

A toi,

ANNE 

(Ce sont les derniers mots de son Journal, le 1er août 1944. Trois jours plus tard, le 4 août 1944, Anne Frank fut envoyée dans un camp de concentration et elle mourut sept mois plus tard).



Journal de Anne Frank, traduit du Hollandais par Tylia Caren et Suzanne Lombard, éditions Calmann-Lévy, 1950. 

(Pour ne pas oublier la Grave, la Tendre, la Pure Anne Frank... et les autres). J'avais lu son Journal il y a si longtemps. En le découvrant dans cette bibliothèque de l'appartement, j'ai eu envie de le relire. Émotion.