mardi 21 juillet 2015

Mes lectures de vacances 1








DAY OF GENIUS.- C’est aujourd’hui le Day of Genius, le jour de 1822 devenu légendaire où Stendhal conçoit De l’amour, qui se salue en anglais comme on le fait désormais de happy few, et je me le rappelle tout en annotant à la fois le Journal du jeune Beyle et le Trésor d’amour de Philippe Sollers tout plein de Stendhal mais aussi le Stendhal de Claude Roy qui se force un peu pour nous faire croire que l’écrivain sans la politique se réduit à peu de chose – avant de nuancer pas mal -, et du même coup je me rappelle le Journal littéraire de Léautaud luttant également contre la double tendance au vague et à l’hypocrisie qui rapproche ces deux écrivains à la sincérité sèche et sensible à la fois.

J’avais déjà lu des fragments du Journal de Stendhal, mais c’est la première fois que j’en aborde la version intégrale de quelques 1266 pages, avec une préface de Dominique Fernandez qui dégage bien la complète originalité de l’entreprise que constitue un journal de bonheur et non de contrition ou de compulsion (par contraste avec ceux d’Amiel, de Constant, de Kafka ou de Pavese), et son paradoxe considérable, puisque Stendhal parvient à dépasser cette contradiction ordinaire entre la vie vécue et notée (« instant noté, instant perdu », me disait un jour Jean Dutourd) par sa rapidité ou plus exactement : l’immédiateté constante d’un exercice qui s’interrompra, cependant, au seuil des romans, puisque H.B. tient son journal en 1801 (il a dix-huit ans et toutes ses dents) et 1823 (il en a quarante), dans la foulée du Day of Genius.

Philippe Sollers cite en passant l’abréviation cryptée SFCDT, très dans la manière de Stendhal, qu’on trouve souvent en marge de ses manuscrits et qui signifie Se Foutre Complètement de Tout, laquelle ne contredit en rien l’extrême souci que depuis tout jeune il voue à ce qui lui importe, et à cela seulement, c’est à savoir l’essentiel pour un garçon qui veut se consacrer sérieusement à la saisie de la sensation juste et à son expression appropriée, telle qu’on la relève très tôt dans les pointes de son journal…

(A La Désirade, ce vendredi 29 décembre [2010])


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THE BEST ? – En lisant parallèlement le Journal de Stendhal et le dernier roman de Philippe Sollers, je me demande pourquoi j’aime tellement ce pauvre Beyle et tellement moins son brillant commentateur, que j’apprécie certes et admire, mais dont la froideur arrogante, même suffisante, exclut à peu près la sympathie naturelle. Beyle est naturel, direct et spontané, sincère, ému et émouvant, sans jamais se forcer, tandis que Sollers pose à tout moment en happy few, en connaisseur, en élu s’identifiant à Stendhal comme il s’est identifié à Nietzsche, non sans grâce évidemment et avec de multiples digressions intéressantes, mais pour dire finalement quoi ? sinon que dans la lignée de Stendhal il est The Best, le plus agile, le plus brillant, le plus jouissif, et qu’il nous emmerde…

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LE MUFLE.- Une scène m’a captivé ce matin, à l’étage panoramique du palace où se prend le petit déjeuner, quand s’y est pointé un Américain au visage batracien flapi, style brasseur d’affaires, que tout visiblement mettait en fureur. Il a commencé par invectiver la très accorte préposée à l’accueil, en désignant la fucking music de fond, à vrai dire très feutrée, affirmant qu’il détestait ça. Puis il s’est fait placer au fond de l’arrière-salle dont il a bientôt resurgi en continuant de pester sur le service, s’est ensuite rendu au buffet – absolument somptueux, voire pléthorique -, dont il est revenu en affirmant que c’était un very bad buffet, comme tout était bad dans ce fucking hotel. Enfin, je l’ai encore entendu vitupérer le pauvre serveur qui n’en pouvait plus d’encaisser ses fuck you en se retenant visiblement  de lui envoyer la cafetière à la gueule, ce que j’eusse fait avec moins de patience.

Hélas on ne se rappelle pas assez, à l’ordinaire, que de tels types existent, et c’est peut-être l’avantage, de temps à autre, de passer une nuit dans un hôtel de grand luxe, pour voir se déployer la méchanceté prétentieuse de ceux qui s’imaginent avoir tous les droits du seul fait de leur compte en banque.

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REBOND. – Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe et on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins de moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…

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Vladimir Dimitrijevic : « La somme des instants où l’on sent les choses devenir sans poids et de la vie émaner un parfum constitue pour la preuve de la communion avec Dieu. » 

VIE ET DESTIN.- Il est six heures du matin et je pense à Dimitri. J’imagine son corps gisant là-bas, Dieu sait où. Je pense à tout ce qu’il a été et à tout ce qui fut par lui et avec lui. Je pense à tout ce qu’il nous a apporté. Ma pensée entière est remplie par la présence de son absence. Je pressens que j’aurai beaucoup à écrire et à dire (à me dire). Cette mort si brutale, si violente est plus à mes yeux que l’expression d’une aveugle fatalité : elle figure à mes  yeux une conclusion qui, sous couvert d’absurde, comme celle d’Albert Camus, ressemble en somme à Dimitri.
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(A La Désirade, ce jeudi 30 juin) 

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TENDRESSE.- On n’ose plus se regarder, mais il le faut pourtant. Il faut regarder, en face, sa face de plus de soixante ans. Et ce que je te dis, d’ailleurs, n’a pas pris une de nos rides depuis plus de trente ans.

Jean-Louis Kuffer, in L’Échappée libre, Lectures du monde (2008-2013), éditions L’Age d’Homme, 2014.

J'ai terminé cet ouvrage en arrivant à Saint-Palais, je l'ai savouré, j'avais un peu fait durer le plaisir, en l'annotant, en prenant mon temps. Je craignais des "redites" après avoir lu L'Ambassade du Papillon mais non, Jean-Louis Kuffer est bouillonnant, à l'écoute du monde et pas seulement du sien. C'est d'une richesse incroyable et sur la vie et sur la littérature et sur les écrivains. Sur cette photo on voit le livre de Jean-François Deniau que je n'ai pas eu le temps de lire (je m'en suis tenue il est vrai à la lecture de Journaux intimes), qui était dans la bibliothèque de l'appartement où je passais  mes divines vacances. Le titre La Désirade était une étrange coïncidence avec le livre de Jean-Louis Kuffer et ce qu'il nomme sa "Désirade" dans son Journal, c'est son "domicile", "son nid d'aigle lémanique". Appeler son lieu de vie et d'écriture "La Désirade" a pour moi une sonorité très intime, voire sensuelle, je ne sais pourquoi, enfin si, il y a du désir là-dedans. Rien à voir évidemment avec La Désirade de Jean-François Deniau. 

Ces Lectures du monde 2008-2013 me donnent bien envie de lire les précédentes et tant pis si je ne suis pas l'ordre chronologique de leurs parutions.