samedi 21 mars 2015

"... le monde n'est rien d'autre qu'un asile"


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Crédit photo : Farrell Grehan

"La littérature suisse en langue allemande du 20e siècle marche sur deux plumes majeures. Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt."

 

Max Frisch und Friedrich Dürrenmatt in Rüschlikon, 1968. Foto: Pia Zanetti

"L’écrivain, dramaturge et peintre suisse Friedrich Dürrenmatt, disparu il y a vint-cinq ans, a été sans nul doute l’un des plus brillants esprits de son temps. Un portrait riche d’archives et de textes partiellement inédits" de Sabine Gisiger diffusé sur Arte il y a quelques semaines et qu'on  peut encore revoir ici. Passionnant.

"Ouvert au monde et à l’universel, observateur infatigable de l’absurde, partisan d’un humour distancié et maniant avec brio symboles et paradoxes, le Suisse Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) n’hésitait pas à en découdre avec sa patrie qu’il qualifiait parfois de prison. Régulièrement montées sur les scènes européennes, ses célèbres pièces de théâtre comme La visite de la vieille dame et Les physiciens ou ses romans, Le juge et son bourreau, Le soupçon ou La promesse, traitent de sujets qui n’ont rien perdu de leur actualité : justice et injustice, pouvoir et sentiment d’impuissance, violence et pardon. Ce film propose un nouvel éclairage sur la vie et l’œuvre de l’auteur helvète à travers des témoignages personnels jamais publiés, ainsi que de nombreux extraits de films et d’émissions de radio et de télévision. Autant de séquences passionnantes pour écouter Dürrenmatt parler de lui-même ou de ses œuvres, et livrer un diagnostic sans appel sur son temps".

Ci-dessous quelques réflexions de Friedrich Dürrenmatt tirées de ce film-documentaire. Elles ne remplacent pas le plaisir de voir et d'écouter Dürrenmatt.

"Je me suis marié et en même temps je suis devenu écrivain et j'ai fondé une famille.
Tout homme a besoin d'avoir des responsabilités; une charrette qu'il lui faut tirer et qui lui donne de l'entrain.
[...]
Je suis diabétique depuis 25 ans. je peux vous dire que quand on passe sa vie à combattre une maladie on est parfois affreusement épuisé. Mais je ne cède jamais au désespoir, au contraire : le mal et la folie en ce monde continuent de me griser.
[...]
J'ai peu de contact avec autrui, j'ignore pourquoi, peut-être cela tient-il à moi.
Aujourd'hui je n'ai plus de charrette à tirer. Le bon côté de la chose est que je prends à nouveau plaisir à travailler.
[...]
Je crois que la dernière tentative d'appréhender le monde de manière objective reste l'humour. L'humour c'est quoi? Tout simplement prendre de la distance, prendre du recul. Si Dieu existe, il doit avoir énormément d'humour et éprouver une folle joie à faire voler des mondes en éclat, comme un enfant qui joue avec ses soldats de plomb tout en leur faisant la morale. Non! Je crois qu'il se réjouit à la vue de ce spectacle, et tout être créatif ressent inconsciemment la même chose.
[...]
J'ai écrit deux pièces de théâtre sur des asiles de fous. Pour moi le monde n'est rien d'autre qu'un asile. Il y a bien plus de fous qu'on ne l'imagine. On est de toute façon fou; je suis un fou qu'on tolère.
[...]
On croit toujours que l'écrivain est convaincu de bien écrire, mais il n'en est rien. Il continue d'écrire, dans l'espoir d'y parvenir. En réalité l'écriture est liée à tant d'échecs, et dans mon cas à un tel sentiment d'infériorité que, il me met dans un état d'incertitude permanent. Je me demande encore si j'ai choisi le bon métier. J'ai parfois le sentiment que j'aurais dû devenir peintre. 


Friedrich Dürrenmatt, La Catastrophe (ou Catastrofe), 1968

Une voie ferrée passe au-dessus d'un défilé communiste et le tout s'effondre sur une église. La Catastrophe est technologique, idéologique, religieuse et, tout en haut, cosmique. Nous nous construisons un monde de catastrophes inéluctables.

De quelle maladie souffrons-nous? Il faut que nous ayons le courage de ne pas rester à la superficie et d'établir un diagnostic sur notre cas, sur le cas de l'humanité. Il existe une profonde contradiction entre notre connaissance et notre manière d'agir, mais nous n'en faisons pas bon usage. Au fond, nous sommes toujours restés les mêmes. 
 [...]
Je ne connais aucun peuple qui soit plus trouillard que les Suisses. Je suis convaincu que la Suisse n'aurait pas besoin d'une armée car les catastrophes sont mondiales. Un petit État ne peut pas se noyer car il remonte invariablement à la surface, tel un bouchon de liège. Les Suisses sont un peuple antédiluvien qui ne cesse d'attendre le déluge. Être Suisse me donne le doit d'être critique envers la Suisse. Je ne la vois pas si idyllique que ça. Son côté idyllique n'est qu'une façade.
[...]


Friedrich Dürrenmatt, 1966
Ultime Assemblée Générale d'un Établissement bancaire fédéral

La question qui se pose est celle de la morale de la société : la liberté peut-elle exister dans une démocratie de gangsters? La démocratie est-elle possible entre gangsters? Je ne parle pas de gangsters de Chicago, simplement de gangsters du monde des affaires où chacun ne pense qu'à son propre profit. La démocratie est-elle encore possible dans ce contexte?
[...]
Le temps de la belle peinture est révolu. A l'image du monde sacré de la littérature, la peinture sacrée n'existe plus. Le sacré et sacrément passé.
[...]

(Ensuite Dürrenmatt aborde la question du théâtre et parle de ses pièces, dont,
Les Physiciens :
"Bienvenue à la clinique psychiatrique « Les Cerisiers ». Trois patients y sont enfermés. Ils sont tous les trois physiciens. L'un se prend pour Newton, l'autre se prend pour Einstein, le troisième s'appelle Möbius et prétend avoir des visions du roi Salomon. Hasard ou coïncidence ?"

La visite de la vieille dame dont il dit :  je ne peux plus la voir. C'est la dernière pièce que j'aie écrite, j'y joue avec moi-même, j'y joue avec le temps. 
(Cette pièce sera en "tournée" en Suisse du 17 avril au 24 mai 2015).

[...]
La matière que l'on n'a pas écrite foisonne en soi. C'est comme une pierre que l'on traîne et dont il faut se libérer Il faut faire un grand ménage.
[...]
Perdre sa femme est une grande déchirure mais la vie continue, il faut s'y résigner. Il y a des choses auxquelles on ne peut tout simplement pas échapper alors il faut l'accepter, on ne peut pas faire autrement.
La mort bouleverse tout, le passé ne va plus de soi. Pourtant, plus nous nous éloignons de quelqu'un que la mort a arrêté dans le temps, plus cette personne prend forme dans notre souvenir.
Nous comprenons plus facilement les morts que les vivants car nous les modelons à notre image, avec beaucoup moins de retenue.
La mort est le moteur de l'évolution.
[...]
Ce fut un grand soulagement pour moi lorsque je compris que la vie n'a pas besoin d'avoir un sens, que c'est le devoir de l'homme de lui en donner. Qu'il est libérateur de savoir que le sens ne dépend que de l'homme, de moi-même."