vendredi 13 mars 2015

... une sorte de tremplin à ma nostalgie




"Le silence des nuits de Soye était angoissant. Trop loin des routes, des agglomérations, du village lui-même, du chemin de fer dont le fracas sur les rails m’emportait ailleurs, les bruits nous parvenaient très étouffés lorsque le temps était à la pluie. J’allais chercher un silence plus pur encore sous les draps de mon lit, dont les proportions étaient si vastes que les cauchemars ne m’en désarçonnaient pas. Je m’étais attaché, mais elle ne s’en douta jamais, à une chouette qui ululait sur la branche de l’arbre proche de nos murs. C’était un hêtre roux de qui le moindre souffle d’air tirait plaintes et soupirs.
J’écoutais avec une attention extrême tous ces bruits. En m’endormant, je les emmenais dans mes rêves où ils se résorbaient en cris, peurs, musique, tout dépendait de quel pied j’étais entré dans l’univers des songes. Quand je n’arrivais pas à trouver le sommeil, je poussais mon fauteuil devant la fenêtre donnant sur le vallon. S’il y avait lune, je lisais le paysage, je suivais l’inquiétude du chien de la ferme qui allait et venait dans la cour. J’espérais que la grange sur la falaise d’en face laisserait passer, à travers sa porte fermée, les rais d’une lumière qui me dirait qu’on s’y aimait. Quand la lune était absente, tout se perdait dans le fusain nocturne, sauf les papillons qui allaient se brûler autour de la lampe du carrefour, créatures aussi soyeuses que le silence lui-même.
Je ne serais pas franc si je n’avouais pas que, parfois, la solitude et le silence m’accablaient. Je serais volontiers descendu au village pour serrer la main à quelqu’un, ramener une créature dans ma chambre. Au bout de ce désir, il m’arrivait de céder à un certain plaisir. Pour l’éloigner, j’entonnais une mélopée de plain-chant, et je retrouvais ma pureté. 
J’avais le mal du pays. Je m’attristais d’être éloigné des montagnes. Des images de sommets, de glaciers, se superposaient aux lieux où j’étais. Le paysage de Soye devint même une sorte de tremplin à ma nostalgie. Sur l’horizon j’inscrivais le spectre du Cervin, sur la forêt des Ardennes, les sapins du Jura, sur les bégonias des massifs, les gentianes intensément bleues et courtes des alpages. Dans un verre de vin blanc français je voulais reconnaître un cru du Valais, au bord de la Lesse, les peupliers droits du bord de la Dranse à Martigny, dans la baignoire, l’eau fraîche d’une fontaine ou d’un torrent. Cette méthode pour métamorphoser la réalité devint un système dont mon esprit connaissait bien les rouages. Puis, la tristesse de n’être pas là-bas, chez moi, s’atténua, comme une douleur guérie qu’on ne peut plus raviver. J’avais la possibilité de manœuvrer ma sensibilité, ce qui était toute ma richesse." 

Pages 63-64 

Georges Borgeaud, in Le Voyage à l’étranger, éditions Grasset 1974.