Crédit photos L'Ecole d'Athèna
"[...] un jour, j’ai
pensé : « Au fond du miroir la vieillesse guette ; et c’est fatal, elle m’aura.
» Elle m’a. Souvent je m’arrête,
éberluée, devant cette chose incroyable qui me sert de visage. Je
comprends la Castiglione
qui avait brisé tous les miroirs. Il me semblait que je me souciais
peu de mon apparence. Ainsi les gens qui mangent à leur faim et qui se portent
bien oublient leur estomac ; tant que j’ai pu regarder ma figure sans
déplaisir, je l’oubliais, elle allait de soi. Rien ne va plus. Je
déteste mon image :
au-dessus des yeux, la casquette, les poches en dessous, la face trop pleine, et cet air de tristesse autour de la bouche
que donnent les rides. Peut-être les gens qui me croisent voient-ils simplement
une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, elle a l’âge qu’elle a. Mais moi je vois mon ancienne tête où une vérole
s’est mise dont je ne guérirai
pas.
Elle m’infecte aussi le cœur. J’ai perdu ce pouvoir que j’avais de pouvoir séparer les ténèbres de la lumière, me ménageant, au prix de quelques tornades, des ciels radieux. Mes révoltes sont découragées par l’imminence de ma fin et la fatalité des dégradations ; mais aussi mes bonheurs ont pâli. La mort n’est plus dans les lointains une aventure brutale ; elle hante mon sommeil ; éveillée, je sens son ombre entre le monde et moi : elle a déjà commencé. Voilà ce que je ne prévoyais pas : ça commence tôt et ça ronge. Peut-être s’achèvera-t-elle sans beaucoup de douleur, toute chose m’ayant quittée, si bien que cette présence à laquelle je ne voulais pas renoncer, la mienne, ne sera plus présence à rien, ne sera plus rien et se laissera balayer avec indifférence. L’un après l’autre ils sont grignotés, ils craquent, ils vont craquer les liens qui me retenaient à la terre.
Oui, le moment est arrivé de dire : jamais plus ! Ce n’est pas moi qui me détache de mes anciens bonheurs, ce sont eux qui se détachent de moi : les chemins de montagne se refusent à mes pieds. Jamais plus je ne m’écroulerai, grisée de fatigue, dans l’odeur du foin ; jamais plus je ne glisserai solitaire sur la neige des matins. Jamais plus un homme. Maintenant, autant que mon corps, mon imagination en a pris son parti. Malgré tout, c’est étrange de n’être plus un corps ; il y a des moments où cette bizarrerie, par son caractère définitif, me glace le sang. Ce qui me navre, bien plus que ces privations, c’est de ne plus rencontrer en moi de désirs neufs ; ils se flétrissent avant de naître dans ce temps raréfié qui est désormais le mien. Jadis les jours glissaient sans hâte, j’allais plus vite qu’eux, mes projets m’emportaient. Maintenant, les heures trop courtes me mènent à bride abattue vers ma tombe. J’évite de penser : dans dix ans, dans un an. Les souvenirs s’exténuent, les mythes s’écaillent, les projets avortent dans l’œuf : je suis là et les choses sont là. Si ce silence doit durer, qu’il semble long, mon bref avenir."
Elle m’infecte aussi le cœur. J’ai perdu ce pouvoir que j’avais de pouvoir séparer les ténèbres de la lumière, me ménageant, au prix de quelques tornades, des ciels radieux. Mes révoltes sont découragées par l’imminence de ma fin et la fatalité des dégradations ; mais aussi mes bonheurs ont pâli. La mort n’est plus dans les lointains une aventure brutale ; elle hante mon sommeil ; éveillée, je sens son ombre entre le monde et moi : elle a déjà commencé. Voilà ce que je ne prévoyais pas : ça commence tôt et ça ronge. Peut-être s’achèvera-t-elle sans beaucoup de douleur, toute chose m’ayant quittée, si bien que cette présence à laquelle je ne voulais pas renoncer, la mienne, ne sera plus présence à rien, ne sera plus rien et se laissera balayer avec indifférence. L’un après l’autre ils sont grignotés, ils craquent, ils vont craquer les liens qui me retenaient à la terre.
Oui, le moment est arrivé de dire : jamais plus ! Ce n’est pas moi qui me détache de mes anciens bonheurs, ce sont eux qui se détachent de moi : les chemins de montagne se refusent à mes pieds. Jamais plus je ne m’écroulerai, grisée de fatigue, dans l’odeur du foin ; jamais plus je ne glisserai solitaire sur la neige des matins. Jamais plus un homme. Maintenant, autant que mon corps, mon imagination en a pris son parti. Malgré tout, c’est étrange de n’être plus un corps ; il y a des moments où cette bizarrerie, par son caractère définitif, me glace le sang. Ce qui me navre, bien plus que ces privations, c’est de ne plus rencontrer en moi de désirs neufs ; ils se flétrissent avant de naître dans ce temps raréfié qui est désormais le mien. Jadis les jours glissaient sans hâte, j’allais plus vite qu’eux, mes projets m’emportaient. Maintenant, les heures trop courtes me mènent à bride abattue vers ma tombe. J’évite de penser : dans dix ans, dans un an. Les souvenirs s’exténuent, les mythes s’écaillent, les projets avortent dans l’œuf : je suis là et les choses sont là. Si ce silence doit durer, qu’il semble long, mon bref avenir."
Simone de Beauvoir, in La Force des choses.
On peut écouter un extrait ce texte lu par Charles Sigel qui lui donne une belle intensité.
Ici, à l'heure : 01:24:03.