jeudi 11 octobre 2018

Plus jamais... mon Amour...


"Je ne crois pas que je la reverrai jamais. Plus jamais je ne la verrai, l'entendrai, la toucherai, l'étreindrai, l'écouterai, ni ne rirai avec elle; plus jamais je n'attendrai le bruit de ses pas, ne sourirai en entendant une porte s'ouvrir, ne joindrai étroitement son corps au mien, le mien au sien. Je ne crois pas non plus que nous nous retrouverons sous quelque forme dématérialisée. Je crois que ce qui est mort est bien mort. Certains pensent que le chagrin est une sorte de violent, quoique justifiable, apitoiement sur soi; d'autres disent que c'est le survivant qu'ils plaignent, parce que c'est lui qui a tout le tourment, alors que l'être aimé perdu ne peut plus souffrir. De telles approches tentent de gérer le chagrin en le minimisant - et en faisant de même avec la mort. Il est vrai qu'une partie de mon chagrin est centré sur moi - voyez ce que j'ai perdu, voyez combien ma vie en a été diminuée -, mais il s'agit davantage, bien davantage, et depuis le début, d'elle : voyez ce qu'elle a perdu, maintenant qu'elle a perdu la vie. Son corps, son esprit; sa radieuse curiosité de la vie. J'ai parfois le sentiment que la plus grande perdante dans le deuil, est la vie elle-même, parce qu'elle n'est plus exposée à cette radieuse curiosité.

Pages 88-89

Tous les couples, même les plus bohèmes, élaborent des structures au cours de leur vie commune, et ces structures ont un cycle annuel. De sorte que la Première Année est comme une image négative de l'année dont vous aviez l'habitude. Au lieu d'être émaillée d'événements, elle est maintenant ponctuée de non-événements : Noël, votre anniversaire, son anniversaire, celui du jour où vous vous êtes rencontrés, anniversaire de mariage. Et à ceux-ci se superposent de nouveaux anniversaires : celui du jour où la peur a surgi, du jour où elle est tombée pour la première fois, du jour où elle a été hospitalisée, du jour où elle est sortie de l'hôpital, du jour où elle est morte, du jour où elle a été enterrée.
Vous pensez que la Deuxième Année ne peut pas être pire que la Première, et croyez y être préparé. Vous pensez avoir connu toutes les différentes sortes de souffrance que vous aurez à endurer, et qu'après cela il n'y aura que des répétitions. Mais pourquoi une répétition devrait-elle impliquer moins de souffrance? Ces premières répétitions vous invitent à contempler toutes les répétitions à venir dans les années futures. Le chagrin est l'image négative de l'amour; et, s'il peut y avoir une accumulation d'amour au fil des ans pourquoi pas aussi de chagrin?
[...]
Cela a pris un certain temps, mais je me souviens du moment - ou plutôt, de l'argument arrivant soudainement - qui a rendu moins probable que je me tuerais. J'ai compris que, dans la mesure où elle vivait encore quelque part, elle vivait dans mon souvenir. Bien sûr, elle restait aussi puissamment dans l'esprit d'autres personnes; mais j'étais celui qui se souvenait le mieux d'elle. Si elle était quelque part, elle était en moi, intériorisée. C'était normal. Et il était également normal - et irréfutable - que je ne pouvais pas me tuer car alors je la tuerais aussi. Elle mourrait une seconde fois, mes chatoyants souvenirs d'elle s'estompant tandis que l'eau du bain se teinterait de rouge. Cela fut donc, finalement (ou, du moins, pour le moment), simplement décidé. Comme fut résolue la question plus large, mais apparentée : comment dois-je vivre? Je dois vivre comme elle aurait voulu que je vive."

Pages 99-100-101.

Julian Barnes, in Quand tout est déjà arrivé (récit La perte de profondeur), éditions Mercure de France, 2014.

"Dans ce troisième récit, Julian Barnes "nous parle - droit au cœur de ce qui se passe quand "tout est déjà arrivé", en l’occurrence, la mort de l'être qui vous était le plus proche et "qu'on est tombé de la plus grande hauteur". Disons simplement que Julian Barnes est sans doute là au sommet de son art."

4e de couverture.