mercredi 24 octobre 2018

Le remède au sentiment de solitude est la solitude



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"Il y a la question de la solitude. Mais là non plus, ce n'est pas comme on l'imaginait (si on avait jamais essayé de l'imaginer). Il existe deux sortes essentielles de sentiment de solitude : celui qui est dû au fait de ne pas avoir trouvé quelqu'un à aimer, et celui qui est dû au fait d'avoir été privé de l'être aimé. La première sorte est la pire. Rien n'est comparable à la solitude de l'âme dans l'adolescence. Je me souviens de mon premier séjour à Paris, en 1964; j'avais dix-huit ans. Chaque jour j'accomplissais mon devoir culturel - galeries d'art, musées, églises; j'ai même acheté une des places les moins chères à l'Opéra-Comique (et me rappelle l'impossible chaleur là-haut, l'impossible angle de vue, et l'incompréhensible opéra). Je me sentais seul dans le métro, dans les rues, et dans les parcs publics où, assis seul sur un banc, je lisais un roman de Sartre qui parlait sans doute de solitude existentielle. Je me sentais seul même parmi ceux qui se liaient d'amitié avec moi. En repensant maintenant à ces quelques semaines, je me rends compte que je ne suis monté nulle part - la tour Eiffel semblait être une structure absurde, et absurdement populaire -, mais je suis bel et bien descendu, exactement comme Nadar l'avait fait avec son appareil photo un siècle plus tôt : j'ai découvert moi aussi les égouts de Paris, y entrant près du pont de l'Alma pour une visite guidée en barque; et, de la place Denfert-Rochereau, je suis descendu dans les catacombes, ma bougie éclairant les empilements bien nets de fémurs et de crânes.
Il existe un mot allemand, Sehnsucht, qui n'a pas d'équivalent en anglais et qui signifie "l'aspiration à quelque chose". Il a des connotations romantiques et mystiques; C. S. Lewis l'a défini comme étant "l'inconsolable aspiration" dans le cœur humain à "on ne sait quoi". Cela semble assez typiquement allemand de pouvoir spécifier ce qui ne peut l'être. L'aspiration à quelque chose - ou, dans notre cas, à quelqu'un. Sehnsucht décrit la première sorte de sentiment de solitude. Mais l'autre sorte provient de l'état contraire : l'absence d'une personne très spécifique. Moins une solitude qu'un manque d'elle. C'est cette spécificité qui peut faire songer à quelque projet consolant avec le bain chaud et le couteau à découper japonais. Et, bien que je sois maintenant muni d'un solide argument contre le suicide, la tentation subsiste : si je ne peux vivre sans elle, je m'ôterai cette vie. Mais maintenant, au moins,  je suis plus conscient de voix avisées à écouter. "Le remède au sentiment de solitude est la solitude", souffle la poétesse Marianne Moore, tandis que Peter Grimes (certes pas un modèle à tous égards) chante dans l'opéra du même nom : "Je vis seul. On s'y fait." Il y a un équilibre dans ces mots, une réconfortante harmonie.

Julian Barnes, in Quand tout est déjà arrivé, éditions Mercure de France, 2014.