samedi 20 octobre 2018

"J'écris sans cesse ce qui me vient du coeur"

Catherine Pozzi (1882-1934)

Mercredi 16 février 1898 Nous sommes des gens du monde, des gens chics. Le salon de Madame Pozzi est un des plus brillants de Paris. Nous habitons un appartement, Place Vendôme, qui a un loyer de 17. OOO francs, nous avons 7 domestiques : deux femmes de chambre, une bonne allemande, une nourrice (pour Jacques), une cuisinière, un valet de pied et un maître d’hôtel ; nous avons une voiture et trois chevaux que nous louons à l’année (cela revient au même prix que de les avoir à nous, mais beaucoup d’ennuis nous sont épargnés).En entrant chez nous, on se trouve d’abord dans une grande antichambre, d’aspect assez sévère. Le salon y correspond. Le salon se compose de deux pièces réunies, une immense et une plus petite. Il est meublé avec assez de goût, tapissé d’étoffes précieuses ; sur les étagères, des bibelots rares et des statuettes ; dans une vitrine, une magnifique collection d’antiquités. Les meubles ont une grande valeur, les tableaux sont admirables, mais malgré la richesse de l’ameublement on n’y est pas plus heureux, et ce grand salon froid a vu bien des drames intimes.
C’est le jour de réception. Madame, dans une toilette exquise, fait les honneurs avec grâce (quoique ça l’ennuie terriblement). Les plus célèbres personnages viennent la voir, aussi bien que les moins connus, et il est amusant de voir une modeste femme de docteur à côté de l’écrivain à la mode, un jeune homme simplement vêtu faire la cour à la beauté de la "saison".
Parfois, au milieu de ces mondains, on voit une grande fille, à la taille trop mince, aux jambes trop longues, au corps trop plat, qui offre aimablement des tasses de thé ou de chocolat aux visiteurs de sa mère.
C’est moi. Elle s’ennuie beaucoup, cette grande fille, pourquoi a-t-elle un si charmant sourire sur les lèvres ? C’est qu’elle a déjà, hélas, ce vernis mondain, cette cuirasse d’hypocrisie polie.
Pourquoi est-ce que je m’amuse à peindre notre vie ? Je ne sais, mais c’est drôle.
La grande fille se lève. Elle est aussi grande que sa mère, elle est trop grande, elle a une taille et des manières de femme pour un corps d’enfant. La grande fille se lève. Elle va à la fenêtre, et regarde dehors. Elle regarde. Il fait nuit ; sur la place, illuminée par la clarté jaune des réverbères, une foule de gens passent ; ils sont noirs, ils marchent vite. Les voitures roulent, en voici, en voici, d’autres, d’autres, d’autres encore.
Où vont-ils ? La grande fille a oublié les visites, elle a oublié le thé à servir ; elle n’entend plus le bavardage stupide des jolies femmes. Elle ne voit que ces ombres noires qui passent, là-bas, au-dessous d’elle ; elle n’entend qu’une rumeur confuse qui monte, croît et grandit, des cris, des appels, des rires, des plaintes. En bas, deux cochers se disputent. Des gamins courent en chantant. Une femme et un homme, dans l’ombre, se baisent longuement la bouche. Et les ombres passent. La grande fille regarde passionnément, et voilà qu’il lui semble que c’est Paris qui passe, gronde et pleure sous ses yeux. Elle voit les femmes obscènes, elle voit les hommes faux, elle entend les mensonges, elle touche les ignominies. Voilà le comte Z. et sa maîtresse. Voilà la fille publique qui vend sa chair tous les soirs à l’acheteur inconnu. Voilà le romancier impudique, voilà le banquier voleur. Voilà le prêtre faux et lâche, voilà la vieille dévote abêtie. Voici les rois et voici les gavroches, voici les princesses et les filles. Ils s’enveloppent tous de loques dorées et se font des petits saluts bêtes. Voici l’actrice qui a de si jolies jambes et voici la petite épicière vertueuse. Les voici tous, ils passent, ils passent, elle les voit. Quelle foule, quelle foule immense ! Et pas un, pas un n’est un honnête homme ! La grande fille tressaille. Elle se voit. Elle est là, au milieu d’eux, elle est là. Oh misère ! elle a aussi sa loque dorée, elle dit aussi leurs mensonges, elle fait aussi leurs saluts. Et, les yeux agrandis, l’âme palpitante, elle se voit passer, lentement, donnant la main à ces misérables, souriant et mentant, jouant la comédie infâme. - Et, au-dessus, la colonne profile sa masse sombre, éternelle image du Temps qui seul ne change pas.
Catherine Pozzi, in Journal de Jeunesse. Extrait de la RdR