LETTRE X
Concord, 21 juillet 1852
M. Blake,Je vais trop stupidement bien ces jours-ci pour vous écrire. Ma vie est presque totalement extérieure, toute de coquille, sans tendre amande, si bien que je crains fort que le récit que je pourrais vous en faire ne soit pour vous qu'une noix à croquer, sans la moindre chair à vous mettre sous la dent. Qui plus est, vous ne m'accaparez pas du tout, et je goûte une telle liberté en vous écrivant que je me sens aussi impalpable que l'air. Je me réjouis toutefois d'apprendre que vous avez patiemment accordé votre attention à tout ce que j'ai dit jusqu'à aujourd'hui, et que vous avez décelé quelques vérités. Cela m'encourage à vous en dire davantage - pas dans cette lettre, je le crains, mais dans un livre que je pourrais bien écrire un jour. Je suis heureux d'apprendre que je suis aussi important pour un mortel que l'est un épouvantail opiniâtre pour un fermier - de fait, je suis une gerbe de paille dans des habits d'homme, agrémenté de quelques morceaux d'étain étincelants au soleil. Comme si je travaillais dur dans ce champ ! Mais si ce genre de vie suffit à préserver le maïs d'un homme, eh bien, celui-ci à tout à y gagner. Je ne redouterai pas vos éloges tant que vous saurez bien ce que je suis, d'une part, et ce que je pense ou entends être, d'autre part. Et surtout tant que vous ferez la distinction entre les deux, car il arrive immanquablement qu'en louant le second, vous condamniez le premier.[...]H.D.T.
LETTRE XI
[Concord, septembre 1852]M. Blake,Voici les considérations que je vous ai promises. Vous pouvez les garder, si cela vous intéresse, et les tenir pour des fragments épars de ce que je finirai peut-être par considérer comme un essai plus complet lorsque je me replongerai dans mon journal.Je vous envoie ces pensées sur la chasteté et sur la sensualité non sans une certaine défiance et une certaine honte, ne sachant si je m'adresse à la condition humaine en général ou si je trahis mes défauts particuliers. Je vous prie de m'éclairer sur ce point si cela vous est possible.Henry D. ThoreauDE L'AMOURPersonne n'a jamais répondu de façon satisfaisante à la question de la nature de cette différence essentielle entre l'homme et la femme qui fait qu'ils sont attirés l'un vers l'autre. Nous devons sans doute reconnaître la justesse du distinguo qui assigne à l'homme la sphère de la sagesse et à la femme celle de l'amour, mais il n'en demeure pas moins qu'aucun des deux n'appartient de façon exclusive à l'une ou l'autre. L'homme dit sans cesse à la femme : Pourquoi ne te montres-tu pas plus sage? La femme demande sans cesse à l'homme : Pourquoi ne te montres-tu pas plus aimant? Il ne leur appartient pas de décider d'être sage ou aimant, car à moins d'être à la fois sage et aimant, il ne peut y avoir ni sagesse ni amour.La bonté transcendante est une, bien qu'appréhendée de différentes façons, ou par des sens différents. Nous la voyons dans la beauté, nous l'entendons dans la musique, nous la sentons dans le parfum, un palais fin la goûte dans la saveur, et le corps tout entier la ressent dans cette chose rare qu'est la santé.[...][...]DE LA CHASTETÉ ET DE LA SENSUALITÉLe sexe est un sujet remarquable car, bien que nous soyons très concernés par ses manifestations, tant directement qu'indirectement et que, tôt ou tard, il occupe les pensées de chacun, l'humanité tout entière, pour ainsi dire, s'entend à garder le silence à son sujet. C'est, du moins, le plus souvent le cas entre les deux sexes. L'une des caractéristiques humaines les plus intéressantes se trouve plus occultée qu'aucun autre mystère. Elle est traitée avec un goût du secret et une crainte respectueuse qui, de toute évidence, ne conviendraient pas même à une religion, quelle qu'elle soit. Je crois qu'il est inhabituel, même pour les amis les plus intimes, de parler des plaisirs et des angoisses qui vont de pair avec la sensualité, autant que d'ébruiter l'aspect physique de l'amour, ses tenants et ses aboutissants. Les Shakers n'exagèrent pas plus dans leur façon d'en parler que le reste de l'humanité dans sa façon de le passer sous silence. Non pas que les hommes devraient en parler, pas plus que de n'importe quel autre sujet d'ailleurs, sans rien avoir de valable à dire, mais il est manifeste que l'éducation de l'homme vient à peine de commencer - il y a si peu de communication réciproque digne de ce nom.Dans une société pure, on n'éviterait pas aussi souvent d'aborder le sujet de l'acte sexuel. On l'occulte plus ou moins, davantage par honte que par respect, ou on se contente de l'effleurer. Mais si on le traitait naturellement et simplement, peut-être éviterait-on d'en parler comme d'une chose mystérieuse. Si la honte nous empêche de l'évoquer comment peut-on passer à l'acte? Malgré les apparences, il y entre sans aucun doute bien plus de pureté que d'impureté.[...][...]Quand il y a impureté, c'est que sans le savoir, nous nous sommes "abaissés pour nous rencontrer".
[...]
Henry David Thoreau, in "Je suis simplement ce que je suis" Lettres à Harrison G.O. Blake, éditions finitude, 2007.
"Plus que jamais, je trouve qu'il n'y a rien à gagner à entretenir un commerce régulier avec les hommes. Cela revient à semer le vent, sans même récolter la tempête, rien qu'un calme et une inertie dépourvus d'intérêt. Nos conversations ne sont qu'interminables spéculations creuses et polies. [...) Tout cela serait plus respectable si, comme on l'a déjà dit, les hommes étaient des Géants du Désespoir, et non des Pygmées désespérés."
4e de couverture.
"Correspondance philosophique? Traité épistolaire? Un peu de tout cela. A la manière des sages de l'Antiquité s'adressant à leur disciple. Ces lettre qui s'échelonnent sur treize ans, constituent un prolongement précieux et inédit à Walden et à La Désobéissance civile, puisque c'est une pensée in progress qui s'y exprime en toute liberté. Elles sont aussi le pendant dynamique de l'immense Journal que Henry David Thoreau (1817-1862) rédigea tout au long de sa vie, sur les conseils d'Emerson. [...]"
Thierry Gillyboeuf (traducteur de l'ouvrage).
"Depuis l’adolescence, je suis fermement convaincu que Thoreau est mon allié, mon garde-frontières qui me défend contre les bêtises dont je suis capable, contre l’intempérance absurde de mon caractère qui me pousse à enfourcher le cheval de la vie sans selle ni bride. La leçon essentielle que nous apprend Thoreau consiste à simplifier notre vie, à dire non d’une voix de stentor, et à ignorer les mille âneries qu’on tente de nous imposer."
Jim Harrison : Thoreau, mon allié, mon garde-frontières.