vendredi 5 août 2016

Ils se rencontrèrent souvent au cours de cet hiver...



Erika se rendit dans sa chambre et lentement commença à se dévêtir. Ce soir-là, il était encore tôt. D'ordinaire, elle passait la moitié de la nuit à lire, ou bien elle goûtait la douceur de s'accouder à la fenêtre, laissant son regard errer au-dessous d'elle sur les toits que la clarté de la lune baignait d'un léger flot d'argent. Elle ne pensait alors à rien de particulier, de précis, c'était juste un vague sentiment de tendresse, pour le chatoiement, le miroitement et le doux ondoiement du clair de lune dont mille carreaux de fenêtre renvoyaient la lueur et derrière lesquels s'abritaient les secrets de la vie. Mais ce soir elle se sentait délicieusement lasse, l'âme lourde du désir de s'abandonner à la chaude, à la douce et enveloppante caresse des couvertures. Une envie de dormir, qui n'était rien d'autre  que le désir de doux rêves heureux, comme un poison anesthésiant, avec un léger frisson qui engourdissait tout son corps. Elle se ressaisit, jetant presque à la hâte ses derniers vêtements, éteignit la bougie. Un instant encore, puis elle étendit ses membres dans le lit...
Comme un jeu d'ombres fugaces, une fois encore, les souvenirs heureux de la journée dansèrent devant ses yeux. [...]
Les images défilaient de plus en plus vite, elles la ramenèrent chez elle, à la maison, pour la reconduire, rapides, dans le passé, jusqu'à ce jour où elle avait fait sa connaissance. Elles se précipitèrent bientôt hors des limites étroites du temps et des événements vécus, vives images de kaléidoscope. [...] Et quelques minutes plus tard, un sommeil sûr la portait vers des rêves heureux.

A son réveil, elle trouva une carte postale sur son lit. Elle ne contenait que quelques mots, jetés d'une écriture ferme, énergique, du genre de ceux qu'on adresse aussi bien à des étrangers. Mais Erika les reçut avec bonheur et gratitude parce que c'était lui qui les avait écrits; elle avait ce don béni de découvrir sous des riens insignifiants toute la richesse réelle qu'ils recelaient. Si bien que cet amour n'allait pas devenir pour elle une douce lumière qui illumine toute chose, la baigne de sa clarté, mais un sentiment transfiguré qui allait s'infuser si profondément en elle qu'il deviendrait comme cette flamme qui brûle de l'intérieur et semble croître en se nourrissant de tout objet qu'elle habite. [...] Les livres, les tableaux, les paysages et les œuvres musicales lui parlaient, à elle qui avait conservé la faculté poétique de l'enfant qui voit dans les images, dans des objets inertes, une réalité mouvante, joyeuse et colorée. [...]
C'est ainsi que les quelques traits d'encre noire sur le carton furent pour elle tout un événement. Elle lut les mots à la façon dont il avait l'habitude de les prononcer, avec la tendre et musicale intonation de sa voix, elle s'efforçait de mettre dans son nom le doux charme secret que seul peut dispenser le langage de la tendresse. [...] elle en aurait presque manqué le contenu, qui n'était pourtant pas si banal : il la priait de lui confirmer l'excursion prévue pour le dimanche. [...] Mais elle relisait sans cesse ces lignes, croyant y percevoir un puissant, un fort sentiment qui n'était en fait que l'écho du sien.

Il n'y avait pas si longtemps que cet amour était entré dans la vie d'Erika Ewald, [...]
Ils s'étaient rencontrés lors d'une soirée dans une maison où elle donnait des cours de piano [...]
[...]
[...]
Elle habitait assez loin du centre de la ville, et ils firent un long chemin par une limpide nuit d'hiver éclairée par la lune. Il y eut un moment de silence entre eux; non par manque d'aisance, mais à cause d'une sorte de crainte qu'ont certaines gens cultivées de commencer une conversations par des banalités. [...]
[...]
Le long chemin solitaire de cette nuit d'hiver les avait rapprochés. Lorsqu'ils se donnèrent la main au moment de se quitter, ses doigts pâles et froids restèrent longtemps, comme oubliés, indécis, dans sa forte main. Et ils se séparèrent comme de vieux amis.
[...]
Ils se rencontrèrent souvent au cours de cet hiver. D'abord ce fut par un heureux hasard, puis, bientôt, il se donnèrent rendez-vous.

Stefan Zweig, in L'Amour d'Erika Ewald. Bibliothèque de la Pléiade, (Traduction, Nicole Taubes)

Lu cette nouvelle de Stefan Zweig hier.  Il n'avait que 24 ans quand il l'a écrite. Ce sont les premières pages... 

"Erika Ewald est une jeune femme convenable, l’âme artiste, pure et rêveuse. Elle enseigne le piano et vit la musique. Une existence simple et sans effervescence en dehors des moments passés avec ce violoniste, qui partage sa passion du langage musical. Instants dont l'intensité dépasse sa sensibilité de jeune fille candide et ouverte au grand amour. La flamme grandit, mais pour lui, le sacrifice de la musique au profit du mariage est inconcevable. Sensualité virile et mots tendres amènent Erika au bord de l'abandon, du don de soi au-delà des convenances. Et pourtant. Elle résiste, refuse ce sort de femme libre de son corps qu’elle pourrait offrir au risque d'être abandonnée ensuite.
C'est l'angoisse et la solitude.
Mais voilà que l’amour revient, lancinant. Engourdissant, aveuglant, anesthésiant, euphorisant. Il faut en retrouver l’objet… Mais sera-t-il toujours là, présent à l'attendre ??
L'amour d'Erika Ewald, c’est une histoire sans histoire. C’est l’amour sans aboutissement, c’est la rencontre avec un destin auquel on laisse porte close. C’est une existence vécue en quelques semaines. Et puis plus rien.
Poésie, sensibilité, atmosphère réservée mais enveloppante, vérité, vies humaines décrites avec la subtilité d’un œil vif qui peut décortiquer le banal sans lui ôter charme et crédibilité. Zweig aurait tout autant trouvé sa place à notre époque…"