vendredi 22 août 2014

Les Trois Chênes... de Balbec

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Les Trois Arbres (1643)
 
Rembrandt Harmensz Van Rijn (Leyde (Pays-Bas), 1606 -
 Amsterdam (Pays-Bas), 1669)
Eau-forte, pointe sèche, burin et morsure à la fleur de soufre, 1643 
(Bibliothèque nationale de France, Estampes)

"Le printemps revenu, je prenais en sortant du Louvre la terrasse des Tuileries qui surplombe la Seine. Un jour, devant l'Orangerie, je remarquai un petit écriteau qui, avec une orgueilleuse modestie, annonçait l'exposition des eaux-fortes de Rembrandt de la collection Rothschild.
J'entrai. Il était encore tôt dans l'après-midi. Je me trouvai seul dans la salle déserte. Les eaux-fortes étonnaient par leur petitesse, sur ce mur fait pour les grandes toiles. [...]
[...] Je m'apprêtais à entamer la série des scènes bibliques, et repassais intérieurement l'histoire de Tobie, quand je me sentis comme arrêté par une eau-forte. Cette impression, je m'en aperçus tout de suite, n'avait rien à faire, ni avec l'acquiescement admiratif que les belles œuvres nous imposent, ni avec la concupiscence, d'ailleurs plus rare, que certaines d'entre elles vous inspirent. Mon émotion, je m'en rendis compte avec agacement, ne tenait pas aux eaux-fortes, elle tenait à la blancheur de leurs papiers. En effet, ils étaient intacts, d'un blanc aussi pur que le vélin d'un livre neuf. Immaculés? Ou nettoyés chimiquement? Je me le demandais, et je m'en voulais de me le demander. [...] Quelques piqûres dans les marges - consternantes pour ceux-ci - m'auraient, d'habitude, été indifférentes. J'examinais alors l'eau-forte devant laquelle j'étais arrêté. C'était les Trois Arbres. Je les trouvais très beaux. La niaiserie des idées qu'ils me suggéraient m'irrita d'autant plus. Je pensais : "On les croirait gravés de ce matin", et me sentais tout pareil à ces visiteurs qui, traînant leur ennui parmi les Tintoret et les Vermeer, soudain sont arrachés à leur froideur par la ressemblance inespérée d'un portrait avec une personne de leur famille, et qui enfin enthousiastes crient : "Viens vite voir! Exactement la tante Aglaé!".
Mon idée, comme la leur, était tenace autant que sotte. Le pire, c'est qu'elle n'était même pas fausse : ces Trois Arbres auraient pu figurer dans une exposition de gravures modernes. Ils auraient illustré, ils illustraient admirablement les passage des Jeunes fille en fleurs où Proust, sur la route de Balbec, dans le landau de Mme de Villeparisis, se sent hélé par trois arbres dont il ne parvient pas à capter le message. Les arbres de Rembrandt étaient des chênes, eux aussi. Juchés sur leur petit monticule, se détachant en pleine lumière dans un ciel par ailleurs orageux, ils semblaient clamer, eux aussi, une affirmation véhémente et inintelligible. Pour se rappeler que la gravure précédait de trois siècles le livre de Proust, il eût fallu, puisque le dessin ne le montrait pas, un signe matériel, une patine. Je connus alors pourquoi cette blancheur me frappait, elle frustrait le Temps de la seule prise qui lui restât sur eux.
Du même coup, je compris combien cette transcendance est exceptionnelle. Nous sommes, en effet, très prompts à parler d'éternité à propos d’œuvre d'art; mais nous ne réfléchissons pas au sens de ce mot; car nous n'envisageons même pas qu'on puisse extraire les œuvres éternelles de la gangue historique où elles restent prises. [...]
Mais je n'eusse pas trouvé moins beaux les Trois Chênes si j'avais appris qu'ils étaient gravés de la veille et glissés frauduleusement parmi les Rembrandt. Ils échappaient à l'histoire. [...]
[...]
[...]
Je rêvais de tout cela, et j'avais cessé de regarder les eaux-fortes. L'Orangerie s'était peu à peu remplie de visiteurs. Je ne m'en étais pas aperçu; mais je m'étais éloigné du mur machinalement, pour ne pas les gêner. Quand je voulus les regarder de nouveau, entre moi et les Trois Arbres, je reconnus Sylvia.

Je ne l'avais pas vue depuis trente ans. [...] Dans toute sa personne, le pathétique s'était substitué à l'orgueil. [...]
[...]
Elle regarda, elle aussi les Trois Arbres. Je l'abordai. Elle me dit qu'ils la faisaient penser aux Trois Chênes de Balbec!..."

Pages 195 à 199.

Emmanuel Berl, in Sylvia, éditions Gallimard, L'imaginaire, 1952.

La référence proustienne à ces trois arbres :  

"La ballade à Carqueville et la vue de "trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte" est enfin pour Proust l'occasion d'une variation sur le thème du plaisir et du trouble qu'entraîne la réminiscence involontaire: "Je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois". Ce choc feutré dans l'esprit du narrateur, le rapport au souvenir, au temps de la mémoire, est l'objet même d'À la recherche du temps perdu."

"Il part à Balbec avec sa grand-mère (dans la partie intitulée Noms de Pays : le Pays). Il est malheureux lors du départ pour cette station balnéaire, car il va se trouver éloigné de sa mère. Sa première impression de Balbec est la déception. La ville est très différente de ce qu’il avait imaginé. En outre, la perspective d’une première nuit dans un endroit inconnu l’effraie. Il se sent seul puis, jour après jour, il observe les autres personnes qui fréquentent l’hôtel. Sa grand-mère se rapproche d’une de ses vieilles amies, madame de Villeparisis. C’est le début de promenades dans la voiture de cette aristocrate. Au cours de l’une d’elles, le narrateur ressent une étrange impression en apercevant trois arbres, alors que la voiture se rapproche d’Hudimesnil. Il sent le bonheur l’envahir mais ne comprend pas pourquoi. Il sent qu’il devrait demander qu’on arrête la voiture pour aller contempler de près ces arbres mais par paresse, il y renonce."