mercredi 4 juin 2014

Un instant qui n'est rien, pas tout à fait rien... irréfutable



De, l'angoisse de la mort.

Vladimir Jankélévitch, L'angoisse (extrait de cours à la Sorbonne, 1953) 

Comment l’homme peut-il être terrorisé par ce qui est la limite infinitésimale d’un laps de temps, qui n’est même pas un laps de temps dans lequel il n’y a rien à narrer, il n’y a rien à décrire, aucune prise pour l’explication, qui est littéralement inénarrable - en ce qu’on ne peut raconter en lui -, indescriptible car on ne peut décrire que ce qui a des parties, ce qui a un volume dans l’espace, ce qui a une morphologie, et enfin ineffable et indicible, puisque la limite ça veut dire qu’on ne peut rien en dire, et qui est bien plus ponctuel encore qu’un poids qui, bien au-delà de la ponctualité d’un poids, ne comporte ni avant ni après ni aucune succession.

Ainsi, l’instant, n’est assurément pas une raison d’avoir peur, n’est pas une raison de craindre, vu que les raisons doivent être avouables et que littéralement l’instant est quelque chose d’inavouable, non en ce sens qu’il est honteux, mais qu’il n’y a rien en lui à professer.

Eh bien, nous retrouverions dans la durée, des instants privilégiés qui forment aussi les matières privilégiées de l’angoisse, notamment l’instant initial et l’instant terminal. Les deux instant privilégiés qui sont l’objet de notre angoisse sont d’abord l’instant du commencement : initium, le début. Commencer est toujours un motif d’angoisse, commencer est un grand mot disait Jules Lequier* dans La Feuille de Charmille ; et, la décision, le moment de se jeter à l’eau, le moment de commencer une chose nouvelle, est toujours une matière privilégiée de l’angoisse. Mais surtout, l’angoisse la plus caractéristique de toute est celle qui s’attache à l’instant dernier, à l’instant ultime, ce qu’on me permettra d’appeler peut-être : l’ultimité, et notamment celle de la mort, l’instant terminal. 

Lorsque l’homme veut conjurer l’angoisse, il tombe bien souvent dans le vertige, car qu’est-ce que le vertige sinon une sorte de précipitation de l’homme impatient qui, pour lever l’hypothèque de l’angoisse, se jette tête baissée au devant de l’instant qui vient, afin de l’exorciser et de lever l’hypothèque de l’instant en instance. Ce qui explique pourquoi l’homme est, par rapport à l’instant angoissant, en état d’ambivalence passionnelle ; il le redoute et en même temps il est pressé de le faire arriver, comme un tireur novice, un peu effrayé par le coup qui va partir et qui, pour lever l’hypothèque, enfin presse la détente n’importe comment et ferme les yeux pour que le coup parte et pour s’en débarrasser. 

Ainsi, le vertige est une sorte de précipitation de l’angoisse et qui devient une tentation, parce qu’il est destiné à conjurer l’hypothèque angoissante que l’instant en instance fait peser sur nous et notamment, l’instant initial. Entre l’instant initial et l’instant terminal qui sont les deux instants fondamentaux, les plus grands objets d’angoisse de la durée, nous en trouverions d’autres dans la continuation elle-même auxquels vous me permettrez peut-être de donner le nom de moment, puisque nous avons aussi en français les deux mots, l’instant étant réservé donc aux grands instants privilégiés comme le commencement et l’ultimité, et le moment étant plutôt en cours de continuation, également des commencements, et sans lesquels la continuation rebondit. Et ce sont bien évidemment les objets les plus quotidiens de l’angoisse. Tout le monde n’est pas condamné à mort et tout le monde non plus n’a pas à prendre des initiatives tellement solennelles. Et cependant, ce sont aussi ces moments qui, de temps en temps, rendent la continuation un peu passionnante, la font s’effiler, font battre le cœur un peu plus fort et un peu plus vite et nous voyons bien que dans tous ces moments, ce n’est  ni l’avant ni l’après qui est l’objet de l’angoisse, car l’après est peut-être l’objet d’une peur de cet état qui se sera installée en nous, et l’avant n’est pas du tout le danger lui-même. C’est plutôt le pendant qui est intermédiaire entre l’avant et l’après et qui est l’objet presque inexistant de cette petite angoisse, de cette angoisse moyenne.

Si l’angoisse était empiriquement motivée, on la dissiperait en réfutant ces raisons. Mais, puisque ce qu’elle appréhende est l’instant ou le moment qui est sans durée, qui n’est rien, qui est comme rien, pas tout à fait rien, n’est-elle pas, à la lettre, irréfutable.

*   (Je découvre Jules Lequier, philosophe et théologien, Breton)
 
"La liberté comme première vérité


On a surtout retenu de Lequier sa formule de la science : « FAIRE, non pas devenir, mais faire et en faisant SE FAIRE », qui consacre, en tant que première vérité, la liberté. Il ne s’agit pas d’une liberté intellectualiste ou de la liberté d’un sage conquise par un effort de la pensée, mais bien au contraire d’un pouvoir créateur présent en chaque homme. Ce pouvoir du libre arbitre ne se démontre pas mais s’éprouve, lors d’expériences communes et anodines, comme celle d’un enfant saisissant une feuille dans une haie d’arbustes. Lequier a décrit cette expérience dans La Feuille de Charmille, fragment éponyme de sa pensée, qu’il considérait comme le seul achevé et qu’il fit lire à ses proches."