dimanche 10 décembre 2017

"Usage de la fenêtre : inviter la beauté à entrer et laisser l'inspiration sortir." (Sylvain Tesson)




LES FENÊTRES

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, Le Spleen de Paris.


Ce poème de Baudelaire a ravivé quelques souvenirs de mes séjours parisiens dans le studio que je louais. Je m'étonnais toujours - avec bonheur - de voir ces fenêtres éclairées, sans rideaux, qui laissaient l'imagination vagabonder. J'apercevais une silhouette qui allait et venait puis de temps en temps venait s'accouder au-dessus des plantes. Les fenêtres de l'étage au-dessus, éclairées également, étaient trop hautes pour que je puisse y distinguer ses occupants; mais je les imaginais. J'adorais cette idée de laisser des fenêtres sans rideaux même quand le vis-à-vis est très proche. Que j'étais loin de la vie étriquée de province où tout le monde ferme ses rideaux quand ce ne sont pas ses volets, parce que la curiosité est malsaine. Ici, à Paris, rien de malsain, chacun vit sa vie comme il veut, sans se soucier des autres et du coup, tout cela est naturel. La fenêtre... comme une ouverture sur le monde. Mais la vision de Baudelaire est sûrement plus propice à l'imaginaire, à inventer la vie des autres : quand la fenêtre est fermée.
 "Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?"