jeudi 12 octobre 2017

Never complain, never explain



       Emmanuel Carrère. Photo Jean-François Joly (Le Monde)

 

                                     Hélène Carrère d'Encausse, Photo AFP/Franck Fife (Le Point)


"Je me trompe peut-être, mais je crois que dans ces rares moments où tu es seule face à toi-même, tu souffres. Et d'une certaine façon, tu sais, cela me rassure.

C'est de cela que je voulais te parler dans cette lettre, de notre souffrance. [...] Ce que je crois, c'est que tu as dû affronter très tôt une souffrance épouvantable et que cette souffrance, ce n'est pas seulement la disparition tragique de ton père, mais tout ce qu'il était : son tourment, sa noirceur, son horreur de la vie dont il t'a fait la confidente. L'homme que tu aimais le plus au monde se voyait comme une chose irrémédiablement pourrie - ce qu'il m'arrive, à moi, de penser pour mon compte. Tu as dû porter cela. Et tu as fait, très tôt aussi, le choix de nier la souffrance. Pas seulement de la cacher et d'appliquer ce que tu dis toi-même être la maxime de ta vie, never complain, never explain : non, de la nier. De décider qu'elle ne devait pas exister. C'était un choix héroïque. Je trouve que tu as été héroïque. De la jeune fille pauvre et radieuse dont j'aime tant regarder les photos jusqu'à l'apothéose sociale de ces dernières années, tu as suivi ta route sans jamais en dévier, avec une détermination et un courage qui me laissent pantois, mais sur cette route, forcément, tu as fait beaucoup de dégâts. Tu t'es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu'on souffre autour de toi. [...] Tu ne nous a pas niés, non, tu nous a aimés, [...] mais tu nous a dénié le droit de souffrir et notre souffrance t'entoure au point qu'il fallait bien qu'un jour quelqu'un la prenne en charge et lui donne voix.
Tu étais fière que je devienne écrivain. Il n'y a rien de mieux, à tes yeux. C'est toi qui m'as appris à lire et à aimer les livres. Mais tu n'as pas aimé la sorte d'écrivain que je suis devenu, la sorte de livres que j'ai écrits. Tu aurais voulu que je sois un écrivain, comme, je ne sais pas, Erik Orsenna : un type heureux ou qui, en tout cas, le paraît. Moi aussi, j'aurais bien voulu. Je n'ai pas eu le choix. J'ai reçu en héritage l'horreur, la folie, et l'interdiction de les dire. Mais je les ai dites. C'est une victoire.
Je voudrais te raconter un souvenir d'enfance. C'était à la piscine, en vacances, au soleil. Je devais avoir cinq ou six ans, j'apprenais à nager. Le moniteur, tout en me soutenant, me faisait traverser le petit bain. Tu étais assise, toi, à l'extrémité du bassin, sur les marches, les pieds dans l'eau, et tu ne me quittais pas des yeux pendant que je prenais une leçon. Tu portais un maillot une pièce à rayures noires et blanches. Tu étais jeune, tu étais belle, tu me souriais et je t'aimais comme, depuis, je n'ai jamais pu aimer aucune femme, aucune n'a jamais fait le poids, sauf, maintenant, ma fille. Traverser le bassin, cela voulait dire aller vers toi. Tu me regardais approcher, et moi, le menton hors de l'eau, la main du moniteur sous mon ventre, je te regardais me regarder et j'étais incroyablement fier et heureux de m'approcher de toi en nageant, d'être regardé par toi en train de nager.
C'est étrange, mais parfois, en écrivant ce livre, j'ai retrouvé cette sensation inoubliable : celle de nager vers toi, de traverser le bassin pour te rejoindre."

Emmanuel Carrère, in Un Roman russe, éditions P.O.L., 2007.

Le livre se termine par cette lettre sublime à sa mère, Hélène Carrère d'Encausse. (Extraits ci-dessus).
J'en suis sortie bien secouée (et je me suis trouvée "héroïque" d'aller jusqu'au bout mais il faut y aller, sans regret). Les dernières pages de l'ouvrage (cette lettre donc) sont relativement, très relativement apaisantes, après 360 pages assassinent. "De la littérature considérée comme une tauromachie", Michel Leiris


En découvrant certaines critiques de ce livre, je constate que le "Je" de l'auteur exaspère certains. J'aime son je. Ce qu'il en dit :

"Dans Un roman russe, j'ai fait le pari de rassembler des choses qui pouvaient paraître hétérogènes : d'un côté l'histoire au sens large de la Russie contemporaine, de l'autre celle de ma famille, mes rapports avec la langue russe, ma vie amoureuse... Tout cela, j'espère, est unifié par le "je". Le "je" de ce livre-là, c'est vrai, est à la fois narrateur et protagoniste : non seulement c'est moi qui parle, mais encore je parle de moi. Mais je ne l'ai fait qu'une fois, un peu pour déblayer le terrain, et plus j'avance plus je pense que l'usage de la première personne n'est pas forcément lié à l'épanchement autobiographique. Le "je" peut s'éloigner de soi, devenir de plus en plus un témoin, une plaque d'enregistrement, une voix."

(Entretien avec Raphaëlle Rérole, Le Monde)