dimanche 16 octobre 2016

Je ne me souviens de rien du tout

Livre terminé dans la soirée, hier.
Le narrateur s'adresse à son ami d'enfance, vingt ans plus tard. Extraits :

"Et exactement comme les tiens, lui dis-je, mes parents m'ont toujours traité d'hypocondriaque au sujet de ma maladie, de charlatan au sujet de mes exercices de lecture, puis, plus tard, de mes premières tentatives pour écrire, tu te souviens? Tant de choses m'apparaissent clairement désormais, qui avaient complètement disparu de ma mémoire pendant des décennies. Surtout ces choses terribles, effroyables, qu'on n'ose plus évoquer parce que ceux qui les ont causées sont morts depuis longtemps. Mais tout à coup, j'ose dire ces choses terribles et effroyables, c'est même assez facile. Et d'ailleurs, elles sont encore bien plus terribles et effroyables que ça. Ce n'était que lorsque nous revenions de haute montagne que m'attendait la véritable punition pour mon comportement en haute montagne. Pareil pour toi, lui dis-je. Je m'en souviens exactement. Ils me reprochaient alors mon comportement abject en Suisse, dans l'Engadine, ou sur l'Ortler, dans le Tyrol italien, ils faisaient le décompte complet de tous mes manquements et élaboraient des châtiments sophistiqués. Je n'avais pas regardé suffisamment loin et suffisamment longtemps les beaux paysages qui s'offraient à moi, me reprochaient-ils, je m'étais opposé à leurs injonctions, en dormant le jour et non la nuit comme il se doit, disait souvent mon père. [...] Alors ils restreignaient mes repas et supprimaient délibérément mes plats préférés des menus quotidiens. Et tu as subi exactement la même chose lorsque tu revenais de haute montagne avec tes parents, lui dis-je. Mon père étalait ses dessins et ses aquarelles partout dans sa chambre, et je devais dire au sujet de chacune de ces aquarelles et de chacun de ces dessins ce qu'ils représentaient et qu'ils étaient les meilleurs. Quand je me trompais, quand j'étais incapable, en dépit de tous mes efforts, de me rappeler quel était le motif naturel correspondant à telle ou telle œuvre, il se fâchait. [...] Lorsque mon père ratait un dessin, il rejetait la faute sur moi, il prétendait que je lui avais caché la lumière, ou que j'avais, comme il disait, ruiné son inspiration en lui adressant la parole. D'ailleurs j'étais nul autre, disait-il, que celui qui avait ruiné l'ensemble de sa carrière d'artiste. Au fond, tout fils ne vit que pour ruiner l'artiste qu'est son père, m'a-t-il dit un jour, tu te souviens? [...]
[...]
[...]
[...]
Ta mère a certainement tricoté autant de bonnets et de chaussettes que la mienne, mais tu n'as pas encore eu le courage de les chercher, ces bonnets et ces chaussettes vert pomme, pourtant il te suffirait sûrement d'ouvrir l'un ou l'autre tiroir de ta maison, tu en trouverais des centaines. [...] Tu te souviens pourtant, qu'elles ont sans cesse tricoté ces bonnets et ces chaussettes, dis-moi que t'en tu souviens? [...] Je n'ai jamais vu ta mère faire autre chose que tricoter ces bonnets et ces chaussettes vert pomme, tu te souviens, lui dis-je. Il répondit alors qu'il ne se souvenait pas. Il avait pris le train de six heures et avait raté sa correspondance, ici à Schwarzach-Sankt Veit. Il était trempé, me dit-il, je l'examinai attentivement et m'aperçus qu'il était effectivement trempé. Nous ne nous sommes pas vus depuis vingt ans, lui dis-je, pourtant je me souviens encore exactement de la façon dont tu prononçais le mot épreuves. Et je me souviens que je parlais toujours plus fort que toi, lui dis-je. [...] Je lui dis de se lever et de m'accompagner au buffet de la gare, où il faisait sûrement meilleur. Non, dit-il, il ne le souhaitait pas, il voulait attendre l'arrivée de son train assis sur ce banc. [...] Tu te souviens quand nous avons passé la nuit à Flims, dans les Grisons? lui dis-je. Il secoua la tête. Tu ne te souviens pas? lui demandais-je. Non, dit-il, avant de poursuivre d'une voix très calme et très faible : Je ne me souviens de rien du tout."

Pages 92 - 93 - 94 et 99 - 100 - 101.
Récit : Retrouvailles.

Thomas Bernhard, in Goethe se mheurt, Récits, éditions Gallimard 2013.

""J'ai écrit ce qu'il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c'est aussi de cette façon que j'ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J'aurais été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust."

La férocité de Thomas Bernhard fait rage dans les quatre récits rassemblés ici en un volume, selon son souhait. Qu'il s'agisse de Goethe mourant, de la haine de l'Autriche ou de la détestation de la famille, l'humour et l'ironie du grand prosateur se révèlent toujours aussi percutants. Mais surtout, ces quatre miniatures contiennent tout l'univers de Bernhard et forment un condensé très maîtrisé des motifs qui traversent toute son œuvre."

4e de couverture

(J'en suis sortie "tétanisée", aussi laminée que "l'ami" du narrateur dans le récit Retrouvailles. Époustouflant! C'était ça ou regarder la télévision en prime time, le samedi soir, en m’assoupissant).