mercredi 9 septembre 2015

"L'homme intérieur est le seul à exister vraiment"


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Photo : Jon Uriarte

1. N'être plus personne


"L'absence est mon destin."
Robert Walser, Au bureau
La vie impersonnelle

Dans certaines histoires de vie, une rupture particulière, une séparation, un deuil, un licenciement, une lassitude amènent à se déprendre peu à peu de son univers familier. L'individu ne se sent plus à sa place, il s'est souvent senti à l'écart en essayant de s'en accommoder mais cette fois il n'en a plus la force, ou bien il ne l'a jamais eue. Le monde lui échappe. [...], il s'efface, sort de moins en moins, ne se soucie plus de son voisinage, ni même de ses propres affaires. Il désinvestit le monde qui l'entoure. Les autres à son entour s'éloignent également, trouvant un moindre intérêt à sa fréquentation ou s'agaçant de sa manière d'être toujours ailleurs. [...] Quand certaines personnes meurent, elles avaient déjà disparu depuis longtemps. La mort n'était plus qu'une formalité.
[...]
M. Leiris se souvient d'un article lu autrefois dans Le Monde. Un journaliste évoque un célèbre torero qui fait ses adieux dans une arène madrilène. A la question de savoir ce qu'il va désormais faire de son existence, l'homme répond : "J'apprendrai à n'être plus rien." [...]
Mais parfois ce n'est pas tant de dépersonnalisation qu'il s'agit que d'une impersonnalisation, se défaire de toutes les contraintes de l'identité pour ne plus exister qu'a minima. Robert Walser est un écrivain majeur mais peu connu tant son œuvre demeure insolite. [...] R. Walser est un personnage animé du désir de disparaître de soi, il est hanté par la volonté de ne plus assumer les contraintes de son identité. Malgré les livres, les articles qu'il publie, il refuse toute compromission dans un monde où il peine à se reconnaître sans jamais être en position de refus à son égard. Le monde est là, mais il s'en désintéresse car s'il fallait s'y arrêter il faudrait assumer son nom, son histoire, une responsabilité. Ce à quoi il s'est toujours refusé.
[...]
Walser se bâtit un refuge, un monastère intérieur où nul ne le débusque. Il cherche à passer inaperçu : "La terre devenait un rêve; j'étais moi-même devenu quelque chose d'intérieur... Je n'étais plus moi-même mais un autre, et pourtant, pour cela précisément, j'étais moi-même... L'homme intérieur est le seul à exister vraiment."
[...]
A l'asile, Walser demeure lucide sur lui-même sans revenir sur sa décision de renoncer à son identité. "Être insignifiant et le rester. Et quand une main, une circonstance, une vague me soulèveraient et me porteraient jusqu'en haut, là où règnent la puissance et le crédit, je détruirais l'état des choses qui me serait favorable, et je me jetterais moi-même au fond de l'obscurité basse et futile. je ne puis respirer que dans les régions inférieures", écrit-il dans L'institut Benjamenta (1960, 209).
[...]
Comme le monastère ou l'abbaye, mais dans un contexte plus profane, l'hôpital psychiatrique est un lieu pour disparaître, un refuge où l'individu n'a plus de compte à rendre et où il glisse en toute évidence d'une tâche à une autre dans un emploi du temps tout entier régi par l'établissement. [...] Nombre d'individus y trouvent un abri, une protection contre une agitation sociale où ils ne se retrouvent pas. La tâche d'être soi est trop lourde pour eux. Comme le dit un personnage de Beckett, incapable de continuer à vivre dans le lien social : "J'avais envie d'être à nouveau enfermé dans un endroit clos, vide et chaud, avec de la lumière artificielle" (1950, 86). [...] Dans l'un des récits de Beckett, Murphy voit "les malades, non comme bannis d'un système bienfaisant, mais comme échappés d'un fiasco colossal" (Beckett, 1974, 130)

[...]
Pages 23-24-28-29-31-33.


La fatigue désirée

La fatigue peut être un choix pour s'effacer légèrement et retrouver la jubilation de la plénitude d'être soi après le repos, mais dans ce cas elle doit en effet être choisie. " On ne prend plaisir à la fatigue que quand on n'y est pas voué, condamné. Il n'y a ici de joyeuse fatigue que si l'on est déjà dans la joie avant même de se fatiguer." (Chrétien, 1996, 28). [...]
[...], la fatigue est un état où disparaître, un effacement provisoire par lassitude, en se laissant doucement glisser dans un monde rétréci, même si les sensations ne sont pas heureuses. L'un de ses avantages est de rendre difficile la fixation de la pensée. Plus rien ne la retient, elle coule, trop lourde à porter. [...] Elle amène à flotter sur les événements avec une sorte d'alibi pour le retrait. [...] La fatigue est un détachement, parfois elle est même exacerbée jusqu'à l'accablement pour s'y enfoncer davantage encore. L'individu se perd dans sa tâche ou bien il se voue à des épreuves physiques ou sportives de longue haleine dont il sort peu disponible aux échanges, obnubilé par la soif du repos. "La fatigue est le plus modeste des malheurs, le plus neutre des neutres, une expérience que, si l'on pouvait choisir, personne ne choisirait par vanité. Ô neutre, libère-moi de ma fatigue, conduis-moi vers cela qui, quoique me préoccupant au point d'occuper toute la place, ne me concerne pas. - Mais c'est cela, la fatigue, un état qui n'est pas possessif, qui absorbe sans mettre en question" (Blanchot, 1969, XXI). Elle est une excuse pour se lover en soi et diminuer ainsi l'intensité de la relation avec le monde. Moins attentif aux autres ou aux tâches à accomplir, l'individu n'est plus qu'à la surface de lui-même et possède une excuse sincère pour se détacher des impératifs du travail ou du lien social.
Pages 58-59.

[...] 
D'avoir trop donné implique de se reprendre, de retrouver son souffle et éventuellement de régénérer son goût de vivre par une retraite quotidienne ou une longue parenthèse afin, au bout du compte, de se rejoindre. La disparition des contraintes liées à l’identité se fait alors sur un mode propice. Elle évoque la réflexion de Montaigne : "Il faut se réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude" (Montaigne, 1969, 292). L'écriture, la lecture, la création de manière générale, la marche, le voyage, la méditation, etc. sont autant de refuges aux contours moins acérés que nous avons souvent arpentés au fil de ce livre. Ce sont des lieux où nul n'a plus de comptes à rendre, une suspension heureuse et joyeuse de soi, un détour qui ramène à soi après quelques heures ou quelques jours, ou davantage. Des moyens délibérés de retrouver sa vitalité, son intériorité, le goût de vivre.
Page 195 (dernière page)

David Le Breton, in Disparaître de soi, Une tentation contemporaine, éditions Métailié, 2015.

"Il arrive que l’on ne souhaite plus communiquer, ni se projeter dans le temps, ni même participer au présent ; que l’on soit sans projet, sans désir, et que l’on préfère voir le monde d’une autre rive : c’est la blancheur. La blancheur touche hommes ou femmes ordinaires arrivant au bout de leurs ressources pour continuer à assumer leur personnage. C’est cet état particulier hors des mouvements du lien social où l’on disparaît un temps et dont, paradoxalement, on a besoin pour continuer à vivre. David Le Breton signe là un livre capital pour essayer de comprendre pourquoi tant de gens aujourd’hui se laissent couler, sont pris d’une “passion d’absence” face à notre univers à la recherche de la maîtrise de tout et marqué par une quête effrénée de sensations et d’apparence. Voilà qu’après les signes d’identité, c’est cette volonté d’effacement face à l’obligation de s’individualiser, c’est la recherche d’un degré a minima de la conscience, un “laisser-tomber” pour échapper à ce qui est devenu trop encombrant, qui montent. La nouveauté est que cet état gagne de plus en plus de gens et qu’il est de plus en plus durable. David Le Breton, avec cet ouvrage en forme de manifeste, fait un constat effrayant et salutaire de notre engourdissement généralisé. Nous sommes tous concernés par ce risque d’une vie impersonnelle."
4e de couverture.

C'est en écoutant cette émission que j'ai eu envie de lire cet ouvrage. Le titre m'interpellait, j'étais sûre qu'il m'intéresserait.