lundi 3 août 2015

Mes lectures de vacances 5



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JOURNAL
COMMENCE LE 14 NOVEMBRE 1813


Si j’avais commencé ce journal il y a dix ans, et que je l’eusse fidèlement tenu ! eh !... oh !... Il n’y a que trop de choses que je voudrais ne pas me rappeler. Après tout, j’ai eu ma part de ce qu’on appelle les plaisirs de cette vie, et j’ai vu du monde européen et asiatique, plus qu’il n’a été utile à mon bonheur. On dit que la vertu est à elle-même sa propre récompense. Certes, elle doit bien se payer pour la peine qu’elle nous donne. A vingt-cinq ans, lorsque la meilleure partie de la vie est déjà écoulée, on devrait être quelque chose ; et que suis-je moi ? Rien, qu’un homme de vingt-cinq ans et quelques mois. Qu’ai-je vu ? Le même homme partout ; oui : et partout la même femme. Qu’on me donne un mahométan qui ne fasse jamais de questions, et une femelle de la même race qui nous épargne la peine d’en faire. […]

[…] 

17 novembre. 

Point de lettre de *** ; mais je ne dois pas me plaindre. Le vénérable Job a dit : « Pourquoi l’homme vivant se plaindrait-il ? » Réellement, je n’en sais rien, si ce n’est par la raison que l’homme mort ne peut se plaindre. Et lui, le dit patriarche, se plaignait pourtant, et même au point de fatiguer ses amis et d’amener sa femme à faire cette pieuse exhortation : « maudis ! et meurs ! » Le seul moment, à ce que je suppose, où l’on ne trouve pas un peu de soulagement à jurer.

[…]

J’ai passé la soirée d’hier chez lord H… ; Mackintosh et Puységur y étaient. Je tâchais de me rappeler une citation sur l’architecture, faite, je crois, par madame de Staël, et tirée de quelque sophiste teutonique. « L’architecture », dit ce Mocoronico tédescho, « me rappelle la musique gelée. » C’est quelque part, mais où ? Le démon de la perplexité doit le savoir et ne veut pas me le dire. Je demandais à M. ; il me répondit que ce n’était pas de madame de Staël; mais

Puységur dit que si, que ce devait être d’elle, parce que c’était trop dans son genre

H… rit, comme il le fait toujours quand il est question de « l’Allemagne » ; mais là-dessus je trouve qu’il va trop loin. On dit que B. en parle avec dédain. Il y a, cependant, de forts beaux passages. Et après tout, qu’est-ce qu’un livre (je n’en excepte aucun), sinon un désert où, dans un jour de marche, on rencontre çà et là quelques sources et peut-être un ou deux bocages ? […]

[…]

J’ai dîné aujourd’hui pour la première fois depuis dimanche dernier, et c’est encore aujourd’hui dimanche. Toute la semaine rien que du thé et des biscuits secs ; six per diem : Et plût au ciel que je n’eusse pas dîné encore ! Je suis abîmé de pesanteur, de stupeur et de mauvais rêves ; cependant je n’ai pris que du poisson et une vingtaine de bouchées. Jamais je ne mange de viande, et très rarement de légumes. Je me voudrais à la campagne pour faire de l’exercice, au lieu d’être forcé de me rafraîchir par l’abstinence. Une légère augmentation d’embonpoint ne m’inquièterait pas ; mes os la supporteraient fort bien. Malheureusement, le diable me talonnerait de nouveau ; je ne puis le chasser que par famine, et je ne veux être l’esclave d’aucun appétit. Si je m’égare, du moins sera-ce mon cœur qui me fraiera la route. Oh ! ma tête ! qu’elle me fait mal ! toutes les horreurs de la digestion ! Je m’étonne  comment Bonaparte digère son dîner.

[…]

[…] Aïe ! aïe ! ma tête ! je crois qu’elle ne m’a été donnée que pour me faire souffrir.

Bon soir.



Dimanche, 6 décembre. 

[…]
Ce journal est un soulagement. Quand je suis fatigué (ce qui m’arrive en général), tout passe ici, et je balaie de mon âme peines et ennuis. Mais je ne puis le relire ; et Dieu sait combien il doit renfermer de contradictions ? Si je suis sincère avec moi-même (car je crains qu’on ne se mente à soi-même autant qu’aux autres), chaque page doit contredire, réfuter, renier celle qui la précède.

[…] 

Mardi, 7 décembre. 

Dormi sans rêves, mais d’une façon agitée et peu rafraîchissante. J’étais levé une heure avant qu’on vînt m’éveiller ; et j’ai traîné trois heures à m’habiller. Quand on retranche de la vie l’enfance, qui n’est qu’un état de végétation, le sommeil, les repas, le temps passé à vider les bouteilles, à se boutonner, se déboutonner, que reste-t-il de véritable existence ? l’été d’une marmotte..

[…]
Ce matin, un très joli billet de madame de Staël, au sujet de notre entrevue de demain chez lord H. Je gagnerais qu’elle en a écrit vingt, tous également flatteurs, à différentes personnes. Tant mieux pour elle, et pour ceux qui la croient, ou qui souhaite croire tout ce qu’elle leur dit. Il lui a plu d’être satisfaite de mon léger éloge dans la note annexée à la Fiancée. Cela s’explique de plusieurs façons. 1° Toute femme aime la louange, telle quelle ; 2° elle ne s’y attendait pas, parce que jamais je ne lui ai fait ma cour ; 3° comme dit Scrub, les personnes qui ont été, pendant toute leur vie, régulièrement louangées par des critiques de profession, aiment un peu de variété, et sont bien aises quelqu’un se détourne de son chemin pour leur adresser une parole civile ; et 4° c’est au fond, une très bonne créature ; ce qui après tout est la meilleure raison, et peut-être la seule.

[…] 

Dimanche, 12 décembre. 
[…]

J’ai envoyé mes excuses à madame de Staël. Je ne me sens pas assez sociable pour dîner dehors aujourd’hui. […] Je ne sors que pour reprendre goût à la solitude.

[…] 

14, 15, 16 décembre. 

Fait beaucoup de choses, mais rien à enregistrer. C’est bien assez de noter mes pensées ; mes actions sont rarement de nature à ce que j’y revienne. 

18 février. 

Neuf heures. 
[…]
J’ai lu un peu ; j’ai écrit des billets et des lettres ; et me voilà seul, ce que Locke appelle être en mauvaise compagnie. « Ne soyez pas isolé ; ne restez pas oisif. » Hem ! L’oisiveté sans doute est à charge ; mais la solitude pourquoi la blâmer ? Plus je vois les hommes, moins je les aime. Si seulement je pouvais en dire autant des femmes, tout irait bien. Pourquoi ne le puis-je pas ? j’ai 26 ans, et mes passions ont eu de quoi se calmer, mes affections plus qu’il n’en fallait pour se flétrir, et cependant… - Toujours cependant – toujours mais. « Nous sommes tous au fond des misérables : va, va, retire-toi au couvent. Ils m’ont rendu fou ! » 

10 avril. 

Je ne trouve pas que je sois plus heureux dans l’isolement ; mais, ce dont je suis sûr, c’est que jamais je ne reste longtemps dans la société, même de la femme que j’aime, sans bientôt (j’en prends Dieu à témoin, lui qui ne le sait que trop, et l’esprit infernal qui probablement ne l’ignore pas), sans dis-je, soupirer après ma lampe et ma bibliothèque sans ordre et toute bouleversée. […] 

19 avril 1814. 
[…]
Et tous les jours qui ont eu

un lendemain ont éclairé des dupes

dans leur route vers la mort. »

J’abjure dès aujourd’hui la continuation de ce journal, qui porte la lumière d’une touche sur mes actions de la veille et, de crainte d’être tenté de retourner comme un chien à ce que ma mémoire a vomi, j’arrache le reste des feuilles de ce cahier, et j’écris en ipécacuanha « qu’il y a eu restauration ! » Pends-toi, philosophie ! assurément depuis longtemps j’étais plein de mépris pour moi et pour la race humaine ; mais jusqu’ici, jamais je n’avais craché à la face de mon espèce.
O insensé ! j’y perdrai la raison !*

* Le Roi Lear (Shakespeare).





JOURNAL DE 1821

Ravenne, 4 janvier 1821. 

Une pensée soudaine me frappe. Je veux commencer un nouveau journal. J’ai tenu le dernier en Suisse ; c’était le récit d’une excursion dans les Alpes bernoises : je le fis en 1816 pour l’envoyer à ma sœur, car elle m’a écrit qu’il lui avait fait plaisir. Dans la même année, j’en donnai un autre, plus long, à Thomas Moore ; je l’avais tenu entre 1813 et 1814.

[…]





JOURNAL SANS DATE 

Plutarque dit que, selon Aristote, les grands génies sont généralement mélancoliques, et il donne pour exemple Socrate, Platon, etc. je ne sais si je suis un génie, quoique appelé ainsi par amis et par ennemis ; de mon génie je ne puis rien dire ; mais quant à ma mélancolie, elle croît et devrait diminuer ; mais comment ?... je pense que la plupart des hommes sont au fond ainsi, mais que cela est remarqué seulement dans les remarquables…

[…]



 *

*    *



Aucun homme ne voudrait revivre sa vie ; c’est un vieux et vrai dicton que chacun peut résoudre pour soi ; mais il y a probablement dans l’existence de la plupart des hommes des moments pour lesquels ils recommenceraient à vivre. Autrement, pourquoi vivrait-on ? L’espérance se retrempe dans la mémoire, toutes deux fausses, - mais – mais… et ce mais nous traîne jusqu’à… Quoi ? Je ne sais ! et qui le sait ?... celui qui mourut mercredi.
[…] 

Journaux intimes de Byron, Mémoires révélateurs, éditions Gallimard, 1930.




George Gordon Byron, 6e baron Byron, généralement appelé Lord Byron, est un poète britannique, né le à Londres et mort le à Missolonghi, en Grèce, alors sous domination ottomane. Il est l'un des plus illustres poètes de l'histoire littéraire de langue anglaise. Bien que classique par le goût, il représente l'une des grandes figures du romantisme avec Robert Southey, Wordsworth, Coleridge, Shelley et Keats.



J’avais donc décidé durant ces trois semaines de vacances à Saint-Palais-sur-Mer de consacrer mes lectures aux Journaux intimes d’écrivains. Celui-ci n’était pas dans la petite bibliothèque de l’appartement ; je l’ai déniché près du marché chez un bouquiniste. La couverture était un peu tachée et le livre recouvert de plastique transparent. Les pages jaunies étaient intactes; il n’avait jamais été lu car j’ai dû les trancher pour les lire. Un petit plus jouissif pour moi.

J’ai aimé lire ce quotidien du poète et j’ai préféré la deuxième partie : Journal de 1821 et Journal sans date. C’est étrange : lorsque je l’ai lu, en vacances, je n’ai pas ressenti cette profonde mélancolie de Byron que je ressens aujourd’hui en retranscrivant ces quelques extraits. J’écrivais même à un ami : « je lis en ce moment les journaux intimes de Byron. Beaucoup d’ironie. Je m’amuse bien à cette lecture. »

Sans doute me sentais-je plus légère, là-bas, que de retour dans mon quotidien et, ma propre mélancolie. Et puis, savoir aujourd'hui qu'il est mort à 36 ans, plombe un tantinet ma légèreté. Mais je ne devrais pas... car je lis ceci (j'ai donc bien senti son ironie) : 
"Pour toute une génération d’auteurs français, on ne retint de Lord Byron que le côté sombre, oubliant la gaieté railleuse de son Don Juan." (Source : Wikipédia, Lord Byron).