lundi 28 mai 2018

Hyperconsommation bling bling : " Une pauvreté existentielle, un profond vide intérieur"


«L'hyperconsommation crée l'insatisfaction permanente» 

Le philosophe Gilles Lipovetsky raconte les travers de nos sociétés hypermodernes, où le désir frénétique de posséder et de plaire confine à l'obsession
Pour penser ce nouveau monde «hypermoderne» – qu’il puisse nous effarer ou nous fasciner, Le Temps a choisi de croiser les regards d’une photographe et d’un philosophe.


Xue Qiwen, 43, dans son appartement à Shanghai, 
décoré avec les fournitures de sa marque préférée : Versace.
Photo de Lauren Greenfield

Le Temps: Que vous inspirent ces photographies de Lauren Greenfield?
Gilles Lipovetsky: Ces photos exhibent une richesse matérielle, outrancière portée par une élite économique bling-bling, adepte du show off. L’or s’exhibe par kilos autour du cou, sur les dents, au point de flirter avec la vulgarité.
Aujourd’hui, la richesse se vit et s’expose. En quoi les réseaux sociaux sont à l’image de notre société?
Les réseaux sociaux illustrent l’individualisation extrême, caractéristique de la société hypermoderne. Leurs règles obéissent à une logique affective: mise en scène de soi, attente de valorisation et de gratification intime, course au «like» qui offre une satisfaction, une sécurisation de type narcissique. Auparavant, l’identité était portée par des structures collectives : la religion, la politique, la classe sociale. Aujourd’hui, l’identité doit être façonnée et refaçonnée en permanence. Un profil Facebook dit cette dynamique d’individualisation : voilà qui je suis, ce que j’aime, ce qui m’a touché, ce que je fais ce week-end.
Le règne de l’hyperconsommation pose beaucoup de problèmes graves. Cependant, il ne faut pas diaboliser l’univers de la séduction : il faut l’enrichir.
De quelle manière?
La responsabilité du système éducatif est immense pour contrebalancer le pouvoir de l’hyperconsommation. Nous avons besoin d’une humanité qui pense, qui crée, qui s’engage, qui partage. Il faut montrer aux jeunes qu’il existe d’autres sources de plaisir que l’acte d’achat. On ne combattra la séduction de la consommation qu’avec le concours d’autres formes de séduction plus riches. La culture au sens large doit reprendre ses droits, à travers le cinéma, la danse, la peinture, la photographie, la musique, la pensée. La consommation ne peut pas tout apporter (le bonheur de se sentir utile, le sens de la vie…) : elle devient un fétiche lorsqu’on n’a rien d’autre. C’est peut-être ce qu’expriment en filigrane les photos de Lauren Greenfield : une pauvreté existentielle, un profond vide intérieur.


Iona avec sa fille Michelle dans sa maison à Moscou
Photo de Lauren Greenfield

«Plaire et toucher», Gilles Lipovetsky, Gallimard, 2017, 480 pages.
«Generation Wealth», Lauren Greenfield, Phaidon, 2017, 504 pages.

(Source : Sylvain Revello pour Le Temps)