"Trois mois après qu'on eut cessé de se voir, avec Clémence, je lui donnais encore des rendez-vous. Mais je ne l'en informais pas, ça me paraissait plus sûr. Avertie d'un lieu, d'une date et d'une heure, elle ne serait probablement pas venue, et j'en eusse davantage souffert, sans doute, que dans le cadre de mon petit arrangement, où je ne pouvais guère lui en vouloir de ne pas me retrouver.
C'était d'ailleurs mon idée première. Ne pas lui en vouloir. J'avais assez accumulé de griefs contre elle, de notre vivant, pour ne pas en ajouter maintenant qu'à ses yeux je n'existais plus. Je la voulais, dans l'absence, d'une angélique pureté, et, comme je n'avais plus d'intérêt dans l'affaire qui trois mois plus tôt nous liait encore, je me sentais absolument libre de la respecter et de la chérir. Je l'eusse aidée, le cas échéant, si elle avait eu besoin de moi. Mais, puisqu'elle n'avait pas besoin de moi, j'étais, en un sens, d'autant plus disponible, délivré de ce qui eût pu se manifester chez elle tantôt sur le mode de la prière, tantôt sous la forme de la réprobation. Bref, maintenant qu'elle n'était plus dans ma vie, je pouvais tranquillement me consacrer à elle.
J'allai à notre premier rendez-vous un jour de printemps, en fin d'après-midi, de façon qu'elle pût s'y rendre après la fermeture de l'agence où elle travaillait. Il n'y avait personne quand j'arrivai, à la table que je nous avais assignée, et je sus ainsi qu'à tout le moins elle n'était pas en avance. Après quoi, j'appris qu'elle n'était pas à l'heure. Je décidai enfin, une vingtaine de minutes plus loin, qu'elle était en retard. Et je commençai à l'attendre pour de bon.
Je dus attendre vingt minutes encore pour considérer qu'elle était très en retard. Au-delà, comme elle ne paraissait toujours pas, je me mis en tête qu'elle s'était trompée de jour, et pris la décision de rentrer chez moi.
J'y avais rendez-vous, cette fois, avec moi-même. Mais, n'étant pas sûr de m'y retrouver, je traînai. J'arrivai donc à mon tour en retard, et, avant même de pousser ma porte, j'en connus la sanction comme j'abordais, au sortir du métro, les rues trop calmes de mon quartier : tout était fermé, et je n'avais pas chez moi de quoi dîner de façon décente. Je ne voulais néanmoins pas ressortir pour dîner à l'extérieur. Je déteste dîner seul à l'extérieur. Seul chez moi aussi, du reste. Mais, chez moi, il n'y a que moi pour le savoir. Ça m'aide."
Pages 7-8-9.
Christian Oster, in Les Rendez-vous, éditions de Minuit, 2003.
Et toujours cette jubilation (éprouvée également avec les romans de Jean-Philippe Toussaint) lorsque je lis les romans de Christian Oster. On peut l'écouter (ci-dessous) invité de l'émission Du jour au lendemain de Alain Veinstein (encore une voix de la nuit que j'aimais particulièrement), en 2013, pour son roman En ville, dont j'ai parlé ici.