mercredi 17 mai 2017

Pour le maintien du sensible dans le coeur des femmes



André Devambez (1867-1944)
Le seul oiseau qui vole au-dessus des nuages, 
 1910, huile sur toile (Musée d'Orsay)


A la page 193 de L'Illustration du 17 septembre 1910, un article anonyme intitulé "Par les trous des nuages", évoquait l'activité récente de la base de Mourmelon, où le peintre s'était rendu, et décrivait le spectacle qui s'était offert à ses yeux : "Le grand oiseau de chrome inondé de lumière et projetant sur le duvet moutonnant des cumulus une ombre pâle, à peine plus dense que celle qui court à la surface d'une eau calme, au-devant de la libellule "

(Ce tableau n'a rien à voir avec le texte ci-dessous. Je cherchais une image en concordance avec "le sensible" et je voyais dans ce tableau une représentation poétique du sensible)


"Vos pensées ne peuvent s'appliquer qu'aux femmes de votre entourage, des citadines dont les actions vous paraissent dictées par l'efficacité, l'indépendance, des courageuses, vous en convenez pour certaines, qui ont bataillé pour bouter, de conquêtes en succès, la résignation hors de leurs neurones. Vous ne sauriez les condamner. Il y en a d'admirables. Vous les plaignez, voilà tout. Toujours à courir. Toujours à bout de souffle. Comme sous la menace constante d'un retour de l'ordre ancien. Se démenant comme des usurpatrices d'un pouvoir légitimement acquis, dont elles paraissent douter pourtant, alors qu'elles l'ont bien en main. Débordées. S'agitant en tout sens. Enchaînant les cocktails, les vernissages, les "Nuits"  diverses  (la dernière en date, sur un carton rouge et noir, à l'occasion du roman et du film d'amour, vous prie de revêtir vos "habits d'émotion et de valentinage"). Pour vous, forums des vacuités, pour elles, incontournables arènes des ambitions. Sentent-elles qu'elles s'y usent? L'effroi saisissant par instants leurs prunelles, le décèlent-elles? Réalisent-elles que leurs mondanités, toutes bénéfiques soient-elles pour leur carrière, attaquent ce qu'il y a de plus singulier en elles? - Leur féminité? Non. Elle leur est acquise, elles osent la transgresser, elles savent la décaler, elles en tirent profit. Ce qui vous paraît menacé va plus profond, c'est leur part sensible, cette part qui embrasse le monde, s'y fond et en jouit.
" Devant la fenêtre ouverte de ma chambre, j'ai respiré profondément les rayons du soleil, les perce-neige, les crocus, les primevères, le roucoulement des pigeons, les trilles des oiseaux, la douceur des vents et la fraîcheur des parfums, la fragilité des couleurs et le ciel doux comme un pétale, le gris-brun des vieux arbres noueux, les lances verticales des jeunes branches, la terre sombre et humide, les racines tordues. Tout cela a tant de saveurs que ma bouche s'ouvre toute seule, et c'est la langue de Henry que je goûte, je sens l'odeur de sa respiration quand il dort dans le creux de mes bras. "
L'auteur de ces lignes s'appellent Anaïs Nin, célébrée hier comme la plus féminine des muses féministes, reléguée aujourd'hui au fond des librairies.  Vous avez écrit une biographie assez caustique à son sujet, ça ne vous empêche pas de saluer en elle, comme en Colette, un écrivain qui posait le ressenti au cœur de sa pensée. Une grande vivante. De cet extrait des Carnets secrets vous aimeriez faire un tract. Vous iriez le distribuer à l'entrée des magasins tout en criant : "Femmes on vous ment et vous vous mentez !" [...]"
 (Pages 34 - 35 - 36)

"Pour vous les choses sont plus complexes. S'abriter derrière une immuable nature féminine, comme Platon derrière ses concepts, c'est aller un peu vite en besogne, et c'est surtout ne pas voir les contradictions où s'empêtrent les femmes, à qui l'on reconnaît désormais la possibilité d'être à la fois une fleur bleue, une bombe, une battante, une néo-bourge, une baby doll, une femme fatale, une mère parfaite. Le plus triste c'est qu'elles s'efforcent d'être tout cela, comme si ce droit était un devoir, comme si la féminité n'était acquise qu'au prix de simulacres successifs, avec, à l'horizon, une sorte de schizophrénie telle qu'elle s'incarne déjà dans les invasions parallèles du porno chic et du bisou.
L'insupportable bisou. Votre ennemi personnel en ce moment.
Quand l'aimé avait eu l'étourderie de vous en adresser un, par jeu, le premier entre vous, par SMS, vous aviez réagi au quart de tour. Au second, ce serait la rupture !
Vous n'entendez pas placer votre cœur sur le rayon du copain-copine. Vos sentiments n'ont pas les vertus d'une couverture chauffante.
L'aimé est un peu secoué. Quelle femme susceptible ! [...], mais il comprend votre mise en garde. Dire bisou, plutôt que baiser, c'est transformer la chambre du désir en garderie, neutraliser la puissance d'un acte dont on aurait beau jeu d'ignorer l'abîme. [...]"
(Pages 38 - 39, chapitre Femmes on vous ment !). [Les caractères gras sont de mon fait].

"On n'efface jamais l'anorexie de son corps, on peut la tenir à distance, on peut, au mieux, la surmonter. L'empreinte demeure, bien enkystée, pas forcément pour le pire, car si la méfiance devant toute nourriture habite certaines anciennes anorexiques, pour d'autres, c'est la dévotion sensuelle aux saveurs..."
(Page 93, chapitre Dévotion sensuelle)

Élisabeth Barillé, in Petit éloge du sensible, éditions Gallimard, 2008, collection Folio.
J'avais noté le nom de cet auteur sur un petit bout de papier, après l'avoir entendue parler de son dernier livre : L'oreille d'or. Il n'était pas dans les rayons de la médiathèque mais j'ai emprunté deux autres ouvrages de Élisabeth Barillé (dont je n'avais jamais rien lu) : ce Petit éloge du sensible (en  20 chapitres et 106 pages),  et : Un amour à l'aube, Amedeo Modigliani - Anna Akhmatova (en cours de lecture). 
Qu'en dire de ce Petit éloge du sensible ? Ça, c'est peut-être un peu court...Il rentre dans une poche, un petit sac, on peut le lire entre deux rendez-vous. Beaucoup de poncifs dans cet essai, néanmoins savoureux. Le je est parfois remplacé par le vous ! Étrange... mais c'est elle qui écrit.

Journal.
Vu cet après-midi le dernier Desplechin : Les fantômes d'Ismaël. J'apprends qu'il fait l'ouverture du Festival de Cannes ce soir et est projeté "hors compétition". Fan de la première heure de ce cinéaste-réalisateur et de son acteur fétiche Mathieu Amalric dont j'ai vu presque tous les films, j'étais perplexe en sortant de la salle,  et... déçue. Le scénario est compliqué, voire confus, un film dans le film, même Amalric QUE J'ADORE ne m'a pas transportée. 
A sa décharge, le film a été amputé de 20 minutes (serait-il plus explicite dans sa version originale?). Bon, c'est un avis de béotienne, les critiques sont majoritairement bonnes.
En revanche, vu la semaine dernière (en DVD) de Arnaud Desplechin : Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) avec Mathieu Amalric (sensass), Emmanuel Salinger, Emmanuelle Devos (je fais aussi une cure de E. Devos en ce moment), Marianne Denicourt. Du Desplechin magnifique.
Mathieu Amalric (à propos de Comment je me suis disputé...) :


Pendant que je tournais, ce qui me touchait beaucoup était cette histoire de retrouver un ancien ami avec qui on a eu des rapports “fusionnels”, de retrouver ce type par hasard six ans plus tard comme un supérieur hiérarchique et de se dire “Comment ai-je pu être ami avec lui ? Alors, ça veut dire que j’étais comme lui… qui j’étais, qu’est-ce que je suis devenu, pourquoi je ne me reconnais pas ? Plus on vieillit, plus on s’éloigne de qui on est…” 
Ce que j’aime dans ce film, c’est qu’il dure trois heures, qu’il est aussi touffu que la vie, qu’on ne peut pas régler un problème à la fois et que tout tombe en même temps. Le plaisir de spectateur, c’est la profusion, les différentes couches ­ quelque chose que je ressens énormément dans la vie quotidienne. Dans le film, il y a un mélange de vie quotidienne et d’épopée, de feuilleton, de roman. C’est très réussi, le côté feuilleton, il y a des personnages qui disparaissent, qu’on revoit plus tard, comme Esther… Ce sont des choses de la vie, quand on revoit quelqu’un, tout change : recroiser Sylvia, ça le change complètement. 
Pendant toute la première partie du film, Paul n’arrête pas de dire “Je vais bien, je vais bien.” En fait, il va de plus en plus mal. Après, il dit “Je ne vais pas bien, je ne vais pas bien”, alors qu’il est en train de se guérir. C’est ce magma qui me touche, cette espèce d’échanges de sens, ces choix de femmes comme des choix de philosophie. Ce sont évidemment des histoires d’amour et de désir mais surtout de quelqu’un qui se cherche, qui veut savoir qui il a été et qui il est. Finalement, Valérie est la première fille qui passe et lui dit “Tu me plais”, et il se laisse faire. Ce n’est pas du tout un Don Juan.