mercredi 1 mars 2017

"Le micro est là pour tout entendre de l'intime" Jean-Louis Jacopin, une voix qui restera...




Jean-Louis Jacopin (1946-2017)

"La voix est cette partie de soi qui, point de non retour, marque dans sa mue, la perte de l'enfance. L'entendre, la comprendre, l'écouter, la travailler, lui donner corps, lui reconnaître son corps, dans l'intimité ou sur les scènes, c'est tenter de garder du corps sous les artifices."
Jean-Louis Jacopin, Voix d'acteurs.



Jean-Louis Jacopin, je viens de l'apprendre, est mort ce dimanche 26 février. Dans sa biographie, on peut rajouter ses lectures dans les Chemins de la philosophie.
Pour lui rendre hommage, Adèle Van Reeth a proposé ce matin (d'une voix très émue) la réécoute de ce texte de Albert Camus, lu par Jean-Louis Jacopin dans les NCC le 1er septembre 2015.
Pour l'entendre, c'est à partir de la minute 48:26. A l'écoute, avec la voix de Jean-Louis Jacopin, le texte donne à "entendre l'intime".




 

Le texte, ci-dessous :
"Beaucoup affectent l’amour de vivre pour éluder l’amour lui-même. On s’essaie à jouir et à faire des expériences, mais c’est une vue de l’esprit. Il faut une rare vocation pour être un jouisseur. La vie d’un homme s’accomplit sans le secours de son esprit avec ses reculs et ses avances, à la fois sa solitude et  ses présences. A voir ces hommes de Belcourt qui travaillent, défendent leurs femmes et leurs enfants et souvent sans un reproche, je crois qu’on peut sentir une secrète honte. Sans doute, je ne me fais pas d’illusions.
Il n’y a pas beaucoup d’amour dans les vies dont je parle, je devrais dire qu’il n’y en a plus beaucoup. Mais du moins, elles n’ont rien éludé. Il y a des mots que je n’ai jamais bien compris, comme celui de péché. Je crois savoir pourtant que ces hommes n’ont  pas péché contre la vie, car s’il y a un péché contre la vie  ce n’est peut-être pas tant d’en désespérer que d’espérer une autre vie et se dérober à l’implacable grandeur de celle-ci. Ces hommes n’ont pas triché. Dieux de l’été, ils le furent à vingt ans par leur ardeur à vivre, ils le sont encore, privés de tout espoir. J’en ai vu mourir deux ; ils étaient pleins d’horreur, mais silencieux. Cela vaut mieux ainsi. De la boîte de Pandore où grouillaient les maux de l’humanité, les grecs firent sortir l’espoir après tous les autres comme le plus terrible de tous. Je ne connais pas de symbole plus émouvant. Car l’espoir, au contraire de ce qu’on croit équivaut  à la résignation. Et vivre c’est ne pas se résigner."
Albert Camus, in Noces.
Mes recherches m'ont amenée vers cette étude des Voix d'acteurs, par Jean-Louis Jacopin. Extraits :

"Il est des auteurs impitoyables pour ce travail vocal parce que leur écriture, conçue spécifiquement pour le théâtre, c'est-à-dire, pour être dite à un moment précis, dans une situation précise, ne demande rien d'autre, justement, que d'être dite. Je pense ici à H. Pinter mais surtout à celui qui a poussé à son extrême cette ascèse du mot : S. Beckett. Pour jouer ces auteurs (je parle essentiellement du travail vocal), il ne faut rien faire. Qu'est-ce que cela veut dire ? Tout simplement qu'il faut émettre les mots pour ce qu'ils sont : sans tristesse (ne pas baisser la voix), sans romantisme (ne pas traîner les voyelles, ne pas trop les ouvrir, un "a", pas un "â"), sans violence (ne pas fermer trop brutalement les phrases), sans joie (ne pas finir avec la voix trop en l'air), sans neutralité (ne pas éteindre, étouffer sa voix, garder l'énergie de la profération), etc..., on voit à quelles contraintes (seules garantes de liberté de jeu), il faut s'astreindre pour tenter de se rapprocher au-delà des désirs de l'auteur, de sa démarche, de sa marche. Arriver à parler simplement, telle est peut-être la spécificité du travail de l'acteur contemporain."
[...]
Quand il n'y a pas d'image ? Je veux parler de la radio, comment cela se passe-t-il ? Supposons une émission sur Marcel Proust à France Culture. Enfermé dans le studio, le comédien voit le réalisateur, le producteur (celui qui est à l'origine de l'émission, qui en propose les thèmes, qui choisit les textes...) et le technicien dans la régie, de l'autre côté de la vitre. Il les voit parler entre eux, s'affairer autour des magnétophones (et aujourd'hui, de l'ordinateur), rire ou s'interroger mais il ne les entend pas. La première fois cette solitude capitonnée peut se vivre comme une véritable exclusion. Devant lui le micro. Parfois on lui donne un casque pour qu'il entende sa propre voix au cours de l'enregistrement. Cette expérience est toujours difficile à ses débuts car le comédien entend, avant même d'avoir commencé, sa respiration, parfois les battements de son cœur, sa déglutition, le bruit de sa salive, tous ces insupportables clichements qui sont pour la qualité de l'enregistrement autant de parasites qu'il va falloir maîtriser. Maîtrise donc du corps intérieur, celui de l'écorché dont j'ai déjà parlé qui, au passage, vient de s'enrichir de quelques nouveaux éléments. A ces parasites internes, il faut rajouter tout mouvement intempestif trop bruyant, tout bruit de pages qu'on tourne, toute sifflante trop prononcée, toute explosive trop forte (ces attaques de phrase par un B ou un P !), toute chuintante trop mouillée, bref tout ce qui, partout ailleurs ne pose pas de problème parce que l'image et le mouvement gomment les imperfections au bénéfice de l'action qu'on voit. A la radio, on ne voit que ce
qu'on entend. Il faut que "l'image sonore" soit absolument parfaite pour que toutes les images qu'elle évoque, puissent comporter tous les défauts que l'auditeur souhaitera donner à sa rêverie.
[..]
Quand le comédien joue, à la radio c'est avec et de sa voix. C'est comme si son être tout entier implosait pour se retrouver dans le son qu'il émet. Il faut quand sa voix vibre et parle, que le comédien accepte d'être ailleurs. C'est-à-dire partout où il n'est pas. Là où d'autres l'écoutent.

Jean-Louis Jacopin, Voix d'acteurs. 

(A propos de la lecture à la radio, texte Voix d'acteurs à lire à partir de la page 12).
J'ai un grand regret : n'avoir aucun enregistrement des voix de mes chers disparus. Et leur voix est la seule chose -d'eux - dont je ne parviens pas à me souvenir. Parfois, je regarde leurs photos, longtemps. Tout me parle, leur regard, leur sourire, leur sourcils froncés, leur air surpris, étonné, leur attitude, leur façon d'être; je peux les voir bouger et presque les toucher comme s'ils étaient là près de moi. Mais-je-n'entends-pas-leur-voix, je ne me la remémore pas. Aujourd'hui, nous prenons des vidéos sans arrêt, les photos d'antan (irremplaçables quand on les caresse de nos mains) sont maintenant des petits films. Reflètent-ils toujours la réalité des êtres? Oui, s'ils ne savent pas qu'ils sont filmés sinon, ce sont des acteurs, des comédiens que nous filmons, surtout quand il s'agit d'enfants. 
Ce qui est étrange, c'est que j'entends, telle qu'elle est, la voix des êtres aimés, des proches encore en vie, quand je pense à eux en leur absence. J'ai le son, l'intonation de leur voix dans l'oreille.
Les morts emporteraient-ils leur voix avec eux? Dépêchons-nous d'enregistrer celle de nos chers amis.