mercredi 30 avril 2014

De l'extase de la vitesse à la gourmandise de la conduite

J'ai aimé cette semaine, sur France Culture - eh oui! toujours la même radio :

. L'émission des NCC sur Ce que nous dit la vitesse et, plus particulièrement celle consacrée à la Formule 1. Que se passe-t-il dans le cerveau, l'esprit, le corps du pilote qui, à chaque millième de seconde frôle la mort! Pourquoi les spectateurs, téléspectateurs sont-ils fascinés par la Formule 1? Les réponses dans l'émission. 
La liste est longue des pilotes qui ont trouvé la mort dans leur bolide et celle-ci n'est pas exhaustive.
Et Schumacher? Il a échappé à la mort en Formule 1 mais pas au coma (c'est pire) en faisant du ski!
J'ai toujours aimé la vitesse, sans prendre de risques! Je ne suis pas Françoise Sagan, ni Ayrton Senna!


 

Ayrton Senna da Silva, triple champion du monde, s'est éteint il y a 20 ans, 
le 1er mai 1994 sur le circuit italien d'Imola, 
alors qu'il menait le Grand Prix de Saint-Marin.

Extraits lus durant l'émission :

« Admettons-le, beaucoup d’entre nous sont sensibles au chant des sirènes de la vitesse, et que nous chantent-elles, pourquoi nous charment-elles, comment le dire, comment dire ce que nous dit la vitesse, ce souffle qui dans les nerfs passe sous la peau comme un charme, ne tient à rien d’apparent mais nous ravit, dans un monde à lui, jusqu’à risquer de nous perdre, de ne plus sentir la limite, d’aller trop vite. Comment dire ce plaisir géométrique dans un virage où nous passons sur la ligne, l’exacte ligne au-delà de laquelle la voiture deviendrait incontrôlable. Et comment le sentons-nous ce point limite, d’équilibre de la voiture, de cette voiture précisément, à cet endroit précis, si ce n’est par notre corps qui sent au-dedans la masse de la voiture autour. »

Jean-Philippe Domecq, in Ce que nous dit la vitesse


Au Grand Palais, 1955, DS19.

« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques ; je veux dire une grande création d’époque conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. Mais il se peut que la Déesse marque un changement dans la mythologie automobile.
[…]
Jusqu’à présent, la voiture superlative tenait plutôt du bestiaire de la puissance; elle devient ici à la fois plus spirituelle et plus objective, et malgré certaines complaisances néomaniaques (comme le volant vide), la voici plus ménagère, mieux accordée à cette sublimation de l’ustensilité que l’on retrouve dans nos arts ménagers contemporains : le tableau de bord ressemble davantage à l’établi d’une cuisine moderne qu’à la centrale d’une usine : les minces volets de tôle mate, ondulée, les petits leviers à boule blanche, les voyants très simples, la discrétion même de la nickelerie, tout cela signifie une sorte de contrôle exercé sur le mouvement, conçu désormais comme confort plus que comme performance. On passe visiblement d’une alchimie de la vitesse à une gourmandise de la conduite. »

Roland Barthes, in Mythologies.

jeudi 24 avril 2014

L'instant suprême


 

"L’œuvre aborde la question essentielle de toute réflexion sur l'homme : cet événement à la fois banal et scandaleux par lequel toute existence s'abîme dans le mystère. La vie, «parenthèse de rêverie dans la rhapsodie universelle», n'est peut-être qu'une «mélodie éphémère» découpée dans l'infini de la mort. Ce qui ne veut pas dire qu'elle soit insignifiante ou vaine, car le fait d'avoir vécu cette vie éphémère reste un fait éternel, que ni la mort ni le désespoir ne peuvent réduire à néant."

Extrait lu par Georges Claisse dans l'émission les NCC, Le mystère de la mort :   

« L’homme finit par mourir à force de vieillir. Et pourtant, la mort, si elle est le terminus de la décrépitude sénile n’en est pas, à la lettre, la conclusion, puisqu’on peut rester décrépi très longtemps sans mourir et, mourir bien avant d’être décrépi. Le cœur cesse de battre parce qu’il est délabré et il cesse aussi de battre en dehors de tout délabrement ; en sorte que personne ne meurt à proprement parler de vieillesse. Et de la même manière, la goutte d’eau qui fait déborder le vase est une goutte comme toutes les gouttes, et en même temps, ce n’est pas une goutte comme les autres gouttes puisqu’elle détermine un élément nouveau. Elle est, la goutte critique et décisive sans laquelle le débordement ne se serait peut-être jamais produit ; cette dernière goutte qui s’ajoute aux autres et même se confond avec elles, n’est pas simplement le degré maximal d’une action homogène et continue. La dernière goutte a donc toute l’importance et toute la solennité du dernier instant. Le dernier instant en effet est un instant comme les autres, et ce n’est pas un instant comme les autres ; c’est un instant indiscernable des autres et aucune horloge ne le signale particulièrement à notre attention. Mais, d’autre part, cette minute finale - que rien ne distingue des précédentes – est une minute tout à fait à part et, si l’on peut dire, une minute privilégiée, et il faut bien que cet instant ait quelque chose de particulier puisque nous l’appelons : l’instant suprême. Il n’est rien de plus que les autres et il est infiniment plus. » 
 
C'est le paradoxe de l’instant mortel qui est à la fois continuité et discontinuité...

Ce qui donne un sens à notre vie c'est qu'elle est "bornée" par la mort. Le livre de Jankélévitch est un livre sur la vie. La vie prend un sens à partir de la mort et la présence de la mort donne son rythme passionnel. "La tonicité de la vie, disait-il, prend ses racines dans le non-être. En dehors de la foi religieuse, le mystère serait parfaitement obscur."


Vladimir Jankélévitch (1903-1985) est le philosophe de la vie.





Et, à écouter : Jankélévitch  la mort ou l'expérience de l'impensable.

Extrait lu par Raphaël Enthoven :

« Dès qu’un homme est né il est assez vieux pour mourir. La mort dit Jankélévitch, c’est la maladie des malades, et des bien-portants. Quand on n’est pas malade on est encore quelqu’un qui peut, et doit mourir. Mais si une chose est de savoir : je suis comme tout le monde un mort en sursis, toute autre est d’en prendre conscience. Pas un seul, des quelques cent milliards d’humains qui ont traversé l’existence, n’a échappé à une loi qui pourtant demeure à jamais une expérience inédite, surprenante, singulière. Certes, tout le monde doit mourir mais moi, moi je ne suis pas tout le monde, l’individu que je suis n’est pas soluble, dans cette arithmétique abstraite. En vérité, moi qui vis, je suis de part en part compris par la mort mais je ne la comprends pas. La mort est un secret de polichinelle qui nous surprend sans être surprenant. D’ailleurs, devant un cercueil, les hommes se conduisent souvent comme si le mort n’avait pas eu de chance, comme si ce qui lui arrive était un malheur, nullement applicable à eux-mêmes. Bref, la mort a beau être l’affaire de tous, c’est d’abord le problème de chacun. Et ce n’est pas parce que tous les hommes en général sont mortels que je ne le suis pas moi-même. Ce n’est pas parce que je sais dans l’absolu que je vais mourir, que je suis dispensé ici et maintenant de le croire, de le comprendre et enfin de le vivre. La mortalité impersonnelle du genre humain est un pagne, un paravent paradoxal derrière lequel se cache la mort propre, intime, de chaque individu. Tout le monde est le premier à mourir rappelle Ionesco. Autrement dit ce qu’on sait déjà, on le découvre toujours, mais à l’heure d’y passer, ce qu’on connaissait du bout de la pensée voici qu’on le comprend avec l’âme toute entière. Comme l’amour, la mort est toujours jeune. Mais l’amour est ineffable et la mort est indicible. On ne peut pas parler de la mort mais on peut parler autour d’elle. »


mardi 22 avril 2014

S'enrichir gratuitement : une valeur inestimable


 
Mathieu Amalric et Antoine Jaccoud au Centre culturel suisse de Paris 
en novembre 2013. [DR]

"C'est sur la scène du Centre Culturel Suisse de Paris, en novembre 2013, que Mathieu Amalric a lu en public des textes de l'écrivain lausannois Antoine Jaccoud.

Mathieu Amalric et Antoine Jaccoud se sont rencontrés sur le plateau de "L'amour est un crime parfait", de Jean-Marie et Arnaud Larrieu.

L'acteur [...] a découvert que le scénariste des films d'Ursula Meier, "Home" ou "L'enfant d'en Haut", était aussi l'auteur d'une œuvre littéraire et théâtrale intime, touchante, drôle, merveilleusement écrite pour être dite.

Au Centre Culturel Suisse de Paris, Mathieu Amalric a choisi de lire quelques textes ou extraits de textes d'Antoine Jaccoud, écrits pour le théâtre ou la radio. Parmi ceux-ci, "Je suis le mari de Lolo", hommage ému, troublant et troublé, d'un petit homme solitaire à une star du porno."

A écouter ici (pour ceux qui ont encore l'envie de voler une heure de leur temps à des textes lus et sublimés par un acteur remarquable). Ce ne sera pas une heure perdue et c'est gratuit!

vendredi 18 avril 2014

Joyeuses Pâques




Vincent van Gogh, Au seuil de l'éternité, 1890. 



"Bon Dieu, si j’avais un cœur, j’écrirais ma haine sur la glace et attendrais que le soleil se lève. Dans un rêve de Van Gogh, je peindrais sur les étoiles un poème de Benedetti et une chanson de Serrat serait la sérénade que je dédierais à la lune. J’arroserais de mes larmes les roses, afin de sentir la douleur de leurs épines et le baiser de leurs pétales."

 http://www.worldcrunch.com/images/story/00b6d327590b9241a527e4bf15599fbf_gabriel.jpg

 Gabriel Garcia Marquez (6 mars 1927 - 17 avril 2014). 

 "... le secret d'une bonne vieillesse n'était rien d'autre que la conclusion d'un pacte honorable avec la solitude."   
Cent ans de solitude (page 230).

mercredi 16 avril 2014

***

La muse de l'artiste (suite)



Rajout du 9 octobre 2016 (un travail de recherche sur Marc Chagall m'a conduit vers la période où l'artiste vivait à La Ruche; je repensais alors à mes chers amis) :

Michel Rousseau est né le 29 septembre 1927. Il vit toujours, avec sa muse, à Paris dans le 15e, continue de peindre dans son atelier qui jouxtait celui où j'ai vécu avec toi, mon aimé.
Au téléphone il y a quelques jours, j'étais émuse (je laisse la faute, pas faite exprès) d'entendre sa voix toujours aussi jeune et vibrante, tout comme celle de sa muse. Mes très chers amis. Michel vient d'avoir 89 ans.

***

« Bizarre époque que la nôtre : Hollande ne lit aucun livre, Sarkozy est jaloux de Stendhal, et Jospin se fâche contre Napoléon. » 
 
Philippe Sollers, Stendhal expliqué à Sarkozy.

Jubilatoire, comme souvent avec Sollers (mais ce n'est que mon avis).

 

mardi 15 avril 2014

On peint à mille vibrations le coup reçu...

On trouve tant de renseignements, de riches documents, biographies, sur Nicolas de Staël, (1914-1955), que je ne me lance pas dans une chronique fouillée qui serait ardue et incomplète. Envie simplement de poser quelques images - après l'écoute de Charles Sigel qui raconte la vie de ce "prince foudroyé" en truffant ses recherches de quelques pépites -, et de "croquer" quelques "morceaux" de sa vie et de ses muses. C'est bien sûr aborder trop superficiellement la vie intense et tourmentée d'un immense artiste.


 Nicolas de Staël, Marine, 1954, huile sur toile, 60 x 81 cm. 
Fondation Jean et Suzanne Planque.
 Photo Luc Chessex © ADAGP, Paris
21 janvier 1950 

Bernard Dorival conservateur en chef du Musée National d’Art Moderne de Paris : 
Nicolas de Staël est abstrait. Mais de tous les abstraits c’est sans doute celui qui évite le mieux le danger du décoratif et atteint le plus à l’humanité. 

Nicolas de Staël écrit pour le remercier : 
Merci de m’avoir écarté du gang de l’Abstraction Avant*. Abstrait donc oui, mais pour exprimer quelque chose : des masses colorées, les mille et mille vibrations par lesquelles nous percevons le réel et la vie.
* C’était une allusion aux faits divers sanglants du gang des Tractions Avant Citroën qui défrayait la chronique depuis l’occupation.
 
Même idée dans une autre lettre, de Staël à Roger van Gindertael :
On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir. On peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.






Nicolas de Staël : Marché, Afrique


Nicolas de Staël en 1954
Coll. particulière













Anne, Jeannine et Nicolas, rue Nollet, Paris, 1944 D. R.
 ©Jeannine Guillou, héritiers, 2012




Nicolas de Staël, Portrait de Jeannine,1941-1942




 Jeannine Guillou Maisons à Nice, 1943 Huile sur toile 46,2 x 38 cm 
Collection particulière Photo Jean-Louis Losi, Paris 
©Jeannine Guillou, héritiers, 2012


"Jeannine Guillou (1909-1946) fut la première compagne de Nicolas de Staël. Elle était peintre elle aussi. Si quelques unes de ses œuvres sont visibles aujourd’hui au Musée de Dijon et au Musée Picasso d’Antibes, la plupart sont jalousement, intimement gardées dans des collections privées, comme un secret. La personnalité de cette femme hors du commun éclaire ses tableaux d’une lumière qui a mystérieusement gardé toute sa fraîcheur. Jeannine naît le 17 mai 1909 à Concarneau. Elle commence à peindre vers l’âge de quatorze ans et lorsqu’elle rencontre Nicolas de Staël au Maroc en 1937, elle a déjà atteint une grande maturité dans ses recherches picturales alors que le peintre âgé de 23 ans est encore dans le doute. [...] Jeannine qui a étudié aux Arts décoratifs de Nice est déjà un peintre affirmé. À Fès, en 1935, un critique d'art a couvert d'éloges son travail et son talent « viril et nerveux ». [...] Nicolas, lui, cherche encore son style. Un dialogue s’est ouvert  sous la lumière éblouissante du Maroc et ne s’éteindra jamais. L’histoire de cette rencontre tient dans ces quelques mots que Jeannine écrit sur son lit d’hôpital «J’ai confié ma vérité à un menteur né/ qui jamais ne pourra la dire/il la vivra/ son génial mensonge au monde la rendra palpable»…"

 

Tombe de Nicolas de Staël et Jeannine Guillou à Montrouge

"Quelques mois après la mort de Jeannine, Nicolas épouse Françoise Chapouton (1925-2012) que le couple avait engagée à l'âge de dix-neuf ans pour s'occuper des deux enfants, Anne et Antek. Staël aura encore deux enfants, Laurence et Jérôme, de sa nouvelle femme. Et par la suite, un troisième, Gustave....  dont le peintre dit que c'est « son portrait en miniature, un objet très vivant . »
[...]

En 1954, Staël s'éprend d'une autre femme : Jeanne Mathieu qui deviendra sa muse et sa maîtresse. Pour être près de celle qu'il aime, et qui réside près de Nice, le peintre loue un appartement à Antibes où il vit seul, sans sa famille et où il installe son atelier. « Pour la première fois de sa vie, Staël aime plus qu'il n'est aimé. Sa passion pour Jeanne le submerge. » C'est elle qu'il campe de mémoire dans : Jeanne (nu debout) (146×97 cm), 1953, tableau postdaté et intitulé en 1954 Nu Jeanne, une silhouette vaporeuse, émergeant d'une brume de couleurs tendres. C'est également Jeanne Mathieu qui a servi de modèle au Nu couché, tableau qui a été vendu en décembre 2011 pour la somme de 7.03 millions d'euros (estimé à 2 700 000 euros).

  http://video.artcurial.com/2011/2052_28.jpg

Nicolas de Staël, Nu couché 1954


Nicolas de Staël, Nu debout 1953 

[...]

Le 5 mars 1955, il se rend à Paris où il retrouve finalement l'inspiration. Il assiste à deux concerts au Théâtre Marigny, il suit une conférence de Pierre Boulez, il rencontre des amis avec lesquels il forme des projets et, de retour à Antibes, il peint ses impressions musicales. Sur un châssis de 6 mètres de haut il entreprend Le Concert et il trouve chez des amis violonistes des matériaux pour exécuter des esquisses. La peinture provoque chez lui une extrême tension. Le malaise de Nicolas est d'autant plus grand que Jeanne Mathieu se montre très distante, et ne vient pas à leur dernier rendez-vous. Le 16 mars, Staël se jette par la fenêtre de son atelier, après avoir tenté la veille d'ingurgiter des barbituriques."


Nicolas de Staël : Le Grand Concert
 Huile sur toile, 3,50 x 6,00 m
Musée Picasso, Antibes

Anne de Staël : son père Nicolas et sa mère J - 15229730.jpg

Anne de Staël devant Le concert peint par son père, Nicolas, en 1955. 
Photo Vincent Rossotti 2011

Il n'y a pas de peintre sans muse...
(mes chers amis - toujours en vie Dieu merci - à La Ruche, 1959)



lundi 14 avril 2014

Sur la genèse des Journaux d'écrivains

Paul Nizon écrit le 20 septembre 1995 :
"Si les lecteurs ont du mal avec ce Journal qui contient un "déballage impitoyable", comme on l'a écrit, c'est sans doute parce que, non content d'y révéler, par filtration du quotidien, les matériaux, les thèmes à l'origine de mes livres, je montre aussi la genèse de ces livres dans toute sa dimension humaine, comme un processus ininterrompu où alternent soucis, réflexions, méditations, rêve, souvenir, vagabondage, amour physique, accès d'angoisse, et le montre d'une façon qu'on pourrait trouver indécente. Je crois que les gens veulent découvrir la littérature et l'assimiler sous sa forme achevée de produit artistique, non sous la forme ouverte de l’œuvre encore en devenir, assiégée, arrachée de haute lutte, éventuellement saignante." 
C'est aussi à cette franchise brutale que renvoie le terme corpus delicit, et tel est bien le "crime" du vrai diariste : ne pas reculer devant ses propres abîmes, se mettre à nu dans toute sa vulnérabilité, mais aussi laisser s'exprimer sans fard sa capacité et sa disposition à blesser. C'est-à-dire être capable de se voir et de se décrire jusque dans sa laideur, ses contradictions, ses défauts. Pour tout lecteur qui s'est installé dans son existence et tient à distance la vie en la réduisant pour l'essentiel à des protocoles ritualisés, c'est d'abord un outrage. Mais cet outrage peut aussi devenir libérateur, si l'auteur parvient à entraîner avec lui le lecteur, c'est-à-dire à le fasciner par cette œuvre de langue qui le ramène à la réalité. C'est ce à quoi pense Canetti quand il énonce, à propos des journaux d'écrivains :
"Il est infiniment important de se rendre compte, chez autrui, de cette donnée, qui est la plus dure, la plus indélébile, pour envisager chez soi-même, avec plus de calme, ce qui y correspond, et ne pas désespérer. Les personnages d'une œuvre ne peuvent pas avoir cet effet, car ils existent par une distance heureusement instituée entre eux et leur créateur; ils sont aussi éloignés que possible de ses propres processus internes*."
* "Dialogue avec le partenaire cruel", op.cit., p.81.

Extraits de la Postface des Carnets du Coursier de Paul Nizon par Wend Kässens :
La radiographie des processus créateurs
Sur la genèse des journaux

dimanche 13 avril 2014

"Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant, d'une femme inconnue..."

Journal intime


Et, pour un peu plus d'optimisme et d'hommage à la vie :
Michel Bouquet et Roman Polanski dans leur minute de solitude.

La minute de solitude  de Michel Bouquet : pour la poésie
et le talent de ce si modeste grand comédien et acteur.



  


La minute de solitude de Roman Polanski : pour sa voix (dans sa langue d'origine) chaude et douce, comme un chuchotement, intime .


samedi 12 avril 2014

"Sans utopie nous serions sans transcendance"

On disait de lui que c'était l'impertinent Suisse, le philosophe utopique. 

 Max Frisch (1911-1991)






"Écrire.
Ce qui est important : l'indicible, les blancs entre les mots, et ces mots traitent toujours de choses accessoires, contrairement à notre attention.
Ce qui nous tient réellement à cœur, nous pouvons tout au plus le paraphraser, c'est-à-dire tourner autour en cherchant à le fixer. 
Nous exposons des faits et ils ne rendent jamais ce que fut réellement notre expérience qui, elle, reste indicible. Nous pouvons tout juste la cerner, l'approcher autant que possible et avec autant de précision que possible. 
Et l'essentiel, l'indicible, n'apparaît qu'en tant que tension, entre les différents faits exposés, en mettant les choses au mieux."

=0=0=0=0= 


 
"L'utopie, pourquoi faire? Que ce soit l'utopie d'une société fraternelle sans la domination d'êtres par d'autres êtres ou l'utopie d'une union conjugale sans asservissement, l'utopie d'un amour du prochain qui ne se fait aucune image d'autrui ou l'utopie d'un bonheur dans le sens kierkegaardien dans lequel nous réussirions ce qu'il y a de plus ardu, c'est-à-dire nous choisir nous-mêmes et accéder ainsi à l'état de liberté. Bref, l'utopie d'une existence créative et donc pleinement vécue entre naissance et mort. Une utopie n'est pas dépréciée par notre incapacité à l'affronter, elle est ce qui dans l'échec nous insuffle notre valeur, elle est indispensable. L'aimant, bien qu'il ne nous soulève pas du sol, donne à notre être une orientation sur quelques 25000 journées de vie.
Sans utopie, en tant qu'êtres humains, nous serions sans transcendance." 

Max Frisch, citoyen.

(A l'écoute également, archives de la RTS : entretien à Paris avec Michel Contat, 1983 et d'intéressantes réflexions sur "l'autobiographie" et sur la solitude). 

jeudi 10 avril 2014

Un merveilleux dimanche à Paris



Lettre d’Henry Miller à Emil Schnellock

9 mars 1930

Premier dimanche à Paris,

Peut-être le plus merveilleux dimanche de ma vie ! Réveillé très tôt par les cris des marchands ambulants, chacun poussant son air, un air très beau pour mes oreilles d'étranger. Je me suis précipité dans la rue, et me suis demandé  soudain si c'était dimanche, car les boutiques étaient ouvertes, les ménagères furetaient dans les ruelles, chaussées de pantoufles, les bras chargés de victuailles. L'air est léger, le soleil chaud : un ciel bien de Paris, pas éclatant comme dans le Sud, et pourtant aveuglant, à cause, je pense, de la réverbération sur les murs légèrement gris. Je me promène rue Saint-Séverin, ayant décidé d'aller y jeter un coup d'œil avant le petit-déjeuner. Le service de nettoiement s'affaire avec de grands balais fabriqués avec de longues branches de chanvre grossier. De minces filets d'eau coulent le long des trottoirs, entraînant les ordures dans les fameux égouts, que l'on ne peut, hélas, visiter avant l'été.
Saint-Séverin se dresse dans toute sa beauté éprouvée - très abîmée, très ancienne, très belle dans ce superbe dimanche matin. Je suis presque tenté d'y entrer. Mais pour quoi faire ? C'est beaucoup mieux dehors qu'à l'intérieur, dans la fumée des cierges, et les prières des fidèles. Je m'arrête dans un café proche du Pont-Saint-Michel - « Au Départ », c'est son nom - pour prendre un café crème-croissants. Le bar est plein de monde, sans doute parce que c'est dimanche et que tout le monde s'est levé tôt pour profiter de cette journée de congé. J'examine les visages, bien portants, aimables à mon égard - des visages de paysans, d'une grande énergie, vifs, sensibles, naturels. Ils sont heureux comme nous autres, Américains, ne le serons jamais. Ils paraissent jouir du quotidien comme il se présente, prenant leur plaisir avec simplicité et sans façons, ne demandant rien de plus que d'être ensemble, de bavarder les uns avec les autres, de boire de bons vins, de prendre plaisir à leur savoureuse langue, d'aller au marché aux oiseaux peut-être et d'en ramener un canari ou un pigeon qui roucoule. Cet arche aux oiseaux n'est pas loin - il faut seulement traverser le pont de l'Ile-Saint-Louis, à l'ombre de Notre-Dame. Une chose aussi simple qu'un marché aux oiseaux ou un étal de fleuriste, qui sont nombreux ici, nous en dit beaucoup sur les Français. Des violettes à 1 franc le bouquet - et pas pour un événement particulier, comme d'amener ta petite amie au théâtre, ou de te souvenir brusquement que c'est l'anniversaire de ta femme, mais pour tous les jours, et pour tout le monde.
C'est tranquille et beau, le long de la Seine. Et il y a tant de ponts, chacun portant un nom illustre. Ils m'apparaissent ce matin tels que je les ai vus très souvent sur les peintures. L'eau frissonne doucement et l'ombre des arches tremble et palpite. Des pêcheurs sont là, avec de longues cannes, sur les deux bords du fleuve, et tout au long de son cours, aussi loin que l'on puisse voir. Derrière les contreforts du fleuve, les maisons épousent ses courbes paisibles. Elles s'appuient les unes aux autres, avec paresse, et rayonnent d'une douce et riche lumière. On s'émerveille de leur ancienneté, de ce qu'elles se dressent depuis si longtemps dans leur sérénité et leur éclat. A chaque époque, il y eut des écrivains pour déplorer la disparition du vieux Paris, familier à leur jeunesse, ou qu'avaient décrit leurs parents. C'est vrai qu'il est difficile d'envisager un nouveau Paris. Je crois que Paris paraîtra toujours âgé, comme ses vieux peintres à la barbe vénérable, au regard pétillant. Je crois qu'il aura toujours une saveur merveilleuse comme ses breuvages aux couleurs chatoyantes.
Me voici maintenant Rive Droite ; j'ai dépassé l'Hôtel de Ville, et me retrouve soudain dans le misérable, miteux quartier Saint-Antoine. Beaucoup d'enfants, ici, et on est obligé de les remarquer car on peut se promener pendant des kilomètres quelquefois sans jamais en rencontrer un. Ici, les rues sont terriblement tordues, sombres et étroites. Les maisons paraissent converger au-dessus de nos têtes, et les murs, crasseux et décolorés, montrent de terribles cicatrices. Les ordures s'accumulent ici, au cœur même du vieux Paris. C'est ici qu'un jour de juillet les citoyens ont pris les armes, assoiffés de vengeance. A travers ces rues mêmes, ils ont afflué comme des rats qui désertent un navire en détresse. Ce n'est pas loin d'ici à la Bastille. Plus haut, c'est la rue Saint-Antoine, envahie en ce moment par des charrettes à bras. Scène typique de ghetto, et pourtant bien parisienne. On voit des agents, comme dans toute grande ville, houspillant de pauvres vendeurs, leur cherchant querelle, de façon révoltante, avec l'aide de quelques lois minables. Et comme ces misérables créatures du trottoir sont la plupart du temps des Juifs, ça fait plaisir d'entendre leurs réparties, d'observer les grimaces qu'ils font par derrière, comment ils tirent la langue et font des pieds-de-nez. Il est impossible de décrire toutes les marchandises entassées le long de cette ruelle populeuse. Oranges déjà pelées, lapins écorchés, toutes sortes de coquillages, galoches, champignons, bas de soie à 7 francs la paire (!). Par-dessus tout, les vins et les liqueurs : vieux Porto, très âgé, authentique, d'origine, etc. à moins de 50 centimes le quart de litre, Malaga, Bourgogne, vins d'Anjou, Cognac, fine, whisky, Bénédictine, Chartreuse, Curaçao, crème de menthe. J'ai acheté un flacon de Bénédictine pour 2,50 F et je l'ai descendu au déjeuner. La meilleure chose au monde pour réchauffer le gésier et incendier les entrailles. J'en ai laissé un doigt, pour que la serveuse ait son petit verre, car ça ne se fait pas d'apporter ses propres alcools au restaurant.
Arrivé à la Bastille, je sens que j'ai encore assez d'énergie (à la vue de ce monument à la gloire du courage et du défi) pour continuer. Le bus me transporte, pour 3 centimes, jusqu'à la Porte-Saint-Denis, grande relique délabrée du temps de Louis le Fou. Je sais maintenant que je me trouve dans ce qui est considéré comme la plus vieille rue de Paris : la rue du Faubourg-Saint-Denis. Et quelle rue ! Une des plus fabuleuses du monde, sans doute, vraiment plus intéressante que tout ce que j'ai vu à Londres ou à New-York. Ici, encore plus de charrettes à bras, de boutiques, de foule grouillante, piétinant des tas de détritus dans les caniveaux. Et souvent, de temps à autre, des traverses menant aux rues voisines, certaines couvertes, d'autres à ciel ouvert, la lumière du soleil inondant fortement les pavés. Je pénètre dans ces passages et j'en explore les couloirs et les écuries, je frôle les murs humides, j'examine les panneaux suspendus devant les portes. Lieux fétides, où des sages-femmes font leur réclame et des professeurs de danse garantissent qu'ils peuvent transmettre leur science en douze leçons...

Henry Miller

dimanche 6 avril 2014

"On arrête tout, on réfléchit"












"L’An 01 est adapté d’une bande dessinée de Gébé qui en fit un film avec l’aide de Jacques Doillon pour l’essentiel mais aussi de Jean Rouch et Alain Resnais.  Que raconte le film et en quoi peut-il faire du bien, c’est-à-dire nous purger de ces passions tristes dont Spinoza disait qu’elles empêchent d’agir ? L’An 01 raconte comment, un beau matin (et non un grand soir…), l’humanité est prise du sentiment profond de l’absurdité de sa condition dans une société de consommation qui était pourtant encore au mieux de sa forme à l’époque. Le film est une succession de sketchs joyeux et foutraques avec comme seule solution de continuité cet irrésistible et pacifique triomphe de L’An 01.
[...]

« On nous dit le bonheur, c’est le progrès, faites un pas en avant et c’est le progrès. C’est le progrès mais c’est jamais le bonheur. Alors si on faisait un pas de côté ? »
L’utopie rigolarde de L’An 01 est dans cette idée du « pas de côté ». Le film sous-entend qu’il y a assez peu de chance de renverser de manière révolutionnaire et frontale une société capitaliste persuadée de son excellence et qui a les moyens technologiques d’en persuader les masses. Dans le film, qui fait apparaître la fine fleur de la culture contestataire de l’époque : François Béranger, Higelin, Cabu, Choron, Romain Bouteille (le film avait été en partie financé par les lecteurs de Charlie Hebdo), à l’idée « du pas de côté » succède vite un autre slogan « On arrête tout, on réfléchit ». Le bon sens change de camp et notre monde apparaît dans toute son absurdité et celui qui vient, dans une innocence rieuse qui n’empêche pas de régler les difficultés concrètes.

[...] 
... tout le côté « daté » du film, son éloge de l’amour libre, son écologisme radical, sa vision rousseauiste de la propriété comme source de tous nos malheurs n’empêchent pas non plus, quand on compare cette utopie quadragénaire à notre présent désespérant, de se dire qu’il serait peut-être temps  de « faire un pas de côté », d’« arrêter tout et de réfléchir »." 

(Source Causeur)
 



Comme d'habitude, les programmes de télé le samedi soir manquent d'intérêt. Un petit tour sur la Toile, j'avais envie de voir un film de Jacques Doillon et je tombe là-dessus. Quelle trouvaille réjouissante! Un film de 1973 qui a échappé à mes années 70 parisiennes de cinéphile. Certaines séquences sont jubilatoires et "déjantées". L'extrait ci-dessus que j'ai enregistré est visible aussi ici pour une meilleure qualité.
Et, cadeau, film complet!

La jubilation du samedi soir, n'empêche pas le blues du dimanche  :


samedi 5 avril 2014

"50 km/h en ville, je respecte!"

Sourire du matin. Interview de Romain Grosjean :

Dur de se limiter à 130 km/h sur autoroute?
Quand on est pilote de F1, à 130km/h, on s'endort! J'ai l'impression que je pourrais descendre et marcher à côté de la voiture. C'est comme le périphérique parisien à 70. Quand le trafic est fluide, comme la nuit, c'est dur.
  
  Romain Grosjean au Grand Prix de Grande-Bretagne 2012


Pour ma part je m'endors à 110 km/h mais de là à dire que "je pourrais descendre et marcher à côté de la voiture"... euh! je ne suis pas une gazelle sauteuse!

 

 Vitesse: 88 km/h en moyenne sur un sprint de 2 000 mètres
avec une pointe max à 115 km/h sur 400 mètres.


En revanche, je pourrais sans doute dépasser la vitesse d'une gazelle avec le nouveau bois (qui n'est pas une corne de gazelle, pour laquelle je me damnerais pour en déguster une marocaine) que je viens d'acquérir. Non mais!

vendredi 4 avril 2014

Ne plus faire semblant... avancer sans masque...

Je viens d'écouter cette émission du 25 octobre sur France Culture (à partir de la 2e minute). Elle était invitée à l'occasion de la publication de ses Mémoires : L'enfant du 15 août.




« J’en ai assez d’avancer masquée, «  d’accrocher un sourire à ma face » pour faire croire que tout va bien. J’ai si souvent caché mes larmes devant ceux qui me jugeaient, me condamnaient, saisissaient mes livres, me privaient de mes droits civiques… Je jouais l’indifférence ne voulant pas leur donner la joie de voir mon désarroi. Je luttais contre moi-même, refoulant mes larmes, me mordant les lèvres pour ne pas pleurer.
-          Quelle force de caractère ! m’ont dit certains.
Ils n’ont pas compris que je luttais contre la bêtise qui voulait m’abattre. J’ai tenu. Envers et contre tous. Ils n’ont pas vu mes larmes. Ils n’ont pas entendu mes cris de rage. Ne plus faire semblant, c’était croire en leur victoire, c’est accepter de vieillir.
Le temps a passé. Je ne fais plus semblant. J’avance sans masque, sans défense. Ai-je moins peur de l’autre ? Non. Je le tiens à distance. Je fais un rempart de mes livres. Dans l’écriture, je trouve ma force, elle m’isole du monde, même si, parfois, les mots se refusent à moi. Alors je cherche un refuge dans les mots des autres et, peu à peu, les miens se laissent apprivoiser. Je possède ce bonheur qu’une lecture m’aide encore à vivre, écrit François Mauriac. »

Régine Deforges, in L'enfant du 15 août, éditions Robert Laffont, 2013.

« Je ne pensais pas que l’écriture de mes Mémoires serait si difficile. »

« L’édition française a toujours été très molle, très lâche, il a fallu des gens comme Jean-Jacques Pauvert pour éditer Sade. C’est une drôle de société que la société française : on a les plus beaux textes sensuels mais quelque chose coince. Je me demande si le puritanisme du XIXe siècle n’est pas responsable de ces blocages. »

« Ce qui est intéressant c’est de ne pas être comme l’autre, à quoi peut servir le mariage pour les homosexuels, c’est la différence qui est intéressante ! »

« Je suis féministe ! Je ne conçois pas que l’on soit une femme sans être féministe mais je ne suis pas féministe à brandir des drapeaux ou à enlever mes petites culottes. Ce sont les féministes qui ne veulent pas me reconnaître. »