dimanche 31 mars 2013

"Jour superbe. J'ai couru comme un Basque..."

Dimanche 31 mars, jour de Pâques 1929

Matinée tiède, bienveillante. Je vais au musée Carnavalet voir l'exposition du théâtre du XVIIIe siècle. [...] Ensuite passée au musée du Jeu de Paume : toiles de peintre étrangers, je n'aime presque rien, [...]. Mais le plus médiocre des tableaux me fait du bien. Je repense à ce que dit dans son journal Ch. Du Bos sur son impuissance à sentir et le réveil des sensations en lui par la seule peinture; ainsi j'ai un besoin physique des tableaux; les thèmes de ma vie intérieure ne sont plus des lambeaux de phrases, mais des visages, des couleurs, un coin de paysage. [...]
Cet après-midi j'ai lu Thérèse Desqueyroux pour la seconde fois; j'ai aimé Mauriac d'avoir tant aimé cette femme ardente à vivre, heureuse du briquet tendu par un inconnu et de la simple foule humaine où il n'y a qu'à marcher au hasard pour se sentir emportée par la vie. Chez Picard j'ai lu Léviathan de Julien Green qui m'a serrée à la gorge [...] Cette fois le drame humain n'enveloppe pas qu'une destinée mais plusieurs figures tragiques y sont engagées, monstrueuses et pourtant si proches... [...]
Puis j'ai marché sur les quais en me racontant des histoires. Je me sens revivre dans ces jours d'où sont bannis les soucis d'examen, les gens m'y rattachent. Je voudrais savoir où j'en suis, il me semble que j'ai infiniment perdu, et le pire est que je n'arrive pas à en souffrir. Je me suis passionnée d'abord pour l'analyse psychologique; j'ai voulu démêler les moindre nuances de mes sentiments - ensuite je me suis passionnée pour ma vie spirituelle : l'an dernier à cette époque, je cultivais d'étranges exaltations. Et maintenant après cette vie ardente, dévorante, je suis inerte, portée au gré des occupations, des rêvasseries du moment. Rien de moi n'est engagé dans rien, je ne tiens ni à une idée, ni à une affection, par ce lien étroit, cruel et exaltant qui longtemps m'a attachée à tant de choses. Je m'intéresse à tout avec mesure. Oh! je suis raisonnable jusqu'à n'avoir pas même l'angoisse de mon inexistence. [...]

Simone de Beauvoir, in Cahiers de jeunesse 1926-1930.
(Elle avait 21 ans à cette date).

Dimanche de Pâques, 24 mars 1940 

Nous menons une vie parallèle bien étrange : plutôt ample et faite de loisirs, une vie en retrait et pleine de contentement. Je continue de dormir dans la chambre de L. Sans me presser, je prends un bain, m'habille puis vais m'asseoir dans le salon, tranquillement, où j'effectue les corrections souhaitées par Margery. Vraiment, cela ne me tracasse guère, bien que je dispose de peu de temps. Je ne puis m'empêcher de penser, n'en déplaise à L., que c'est un livre intéressant que je pense pouvoir améliorer, rendre plus vivant. [...] Cette vie est fragile comme une coquille d'œuf, tant je prends de précautions lorsque je me déplace pour éviter que la fièvre ne remonte : elle était retombée hier à 37°5, elle a légèrement remonté. Or si je ne vais pas me promener par ce grand vent, je pense bien pouvoir me refroidir, tout en maintenant mon esprit au calme jusqu'à la fin de la matinée. Je me sens toute vacillante sur mes jambes, comme un de ces agneaux nés avec le printemps.[...] Je trouve cela rafraîchissant, revivifiant de voir les bouquets touffus et dorés des crocus, les narcisses verts encore en boutons et d'entendre mes corneilles d'Asheham laisser choir leur rauque croassement dans l'air résineux. Les oiseaux tiennent conseil. L. a travaillé tout l'après-midi en chemise bleue à son jardin de rocaille. Le vieux Botten se meurt. Mabel et Louise sont parties à la messe à Southease et les agneaux bêlent.
Je viens de commencer Raison et Sentiments; également un livre sur les singes. [...]

Virginia Woolf, in Journal intégral 1915-1941.
(Elle avait 58 ans, c'était un an avant son suicide).


Dimanche de Pâques, 22 avril 1810

Jour superbe. J'ai couru comme un Basque. Déjeuner frais et charmant avec une salade au café de Chartres. De là à Saint-Eustache, charivari abominable; de là chez moi, quarante pages de Smith; de là au Conservatoire : musique agréable, j'y retournerai; de là aux Tuileries, bon dîner chez les Frères Provençaux; de là à Manlius : Talma me semble chercher son âme, comme Mme du Deffant le dit au chevalier d'Aydie. Il est naturel, à quelques tours de gorge près. La petite Maillard d'un mince ridicule. De là, j'attends une demi-heure mon cabriolet sans trop m'impatienter, en me promenant dans le jardin du Palais-Royal et réfléchissant à la conduite que je dois tenir pour en finir avec Mme Robert. De là, chez Mmes Shepherd, moins tristes qu'à l'ordinaire et même gaies et, qui plus et bien plus est, naturelles. J'y suis aimable et me retire à onze heures et demie. Je crois que MM. Grant et Roissy ont bonne opinion de mon esprit; ce sont les grands juges. Je lis une scène d'Othello avant de m'endormir.
J'oubliais que la veille de Pâques j'ai mangé d'excellent jambon chez Mme Doligny et que j'ai été très aimable, au point de n'y pas retourner parce que jamais je ne le serai autant. Ce n'est pas ma nature d'être aimable pour les femmes. A une heure, au bois de Boulogne avec Louis, nous revenons à cinq; à sept, la Vedova capriccioso. Mme Correa bonne chanteuse, mais manque d'expression, ne remplace point pour moi la Strinasacchi. Un monde d'enfer, je suis mal placé, n'y vois goutte et, étant fatigué, je tombe dans un demi-sommeil agréable.

Stendhal, in Journal.
(Il avait 27 ans à cette date).

Dimanche de Pâques, 31 mars 2013

Pénible ce changement d'heure... quand il s'agit de sortir du lit.
Ciel lumineux, je grignote mes toasts. Ce serait bien d'avoir le courage de poursuivre le lessivage des murs de la terrasse commencé dimanche dernier me dis-je en prenant mon petit déj. Je pense alors aux dimanches de Pâques des écrivains. En parlent-ils dans leur Journal?
Midi : j'entends les cloches.
Déjeuner frugal : un potage et une charlotte aux framboises - décongelée - de chez P. Ni agneau, ni messe! mais un déjeuner en écoutant les Papous, ça vaut bien une messe.
Après-midi : je hume l'air sur ma terrasse, il fait frisquet mais beau. Petit vent embêtant pour pulvériser l'eau de javel sur les murs. Courage! Lunettes et foulard pour protéger les yeux et les cheveux. Pulvérisateur, seau, arrosoir, balai-brosse, au boulot! Il est quatorze heures, je veux avoir terminé pour seize, heure à laquelle commence le Gai Savoir enfin de retour.
Je l'aurai parié, le temps passe trop vite et je n'ai pas fini. Tant pis, c'est moi qui suis lessivée, pause thé, au chaud avec Camus et Noces... "Ne pas confondre la rébellion avec l'indignation"... ni "le consentement avec la résignation"! Suis d'accord.
De cinq à sept je lis les journaux intimes d'un dimanche de Pâques de Simone de Beauvoir, Virginia Woolf et Stendhal. J'avoue trouver celui de Stendhal le plus séduisant.
Je les retranscris en faisant des coupures, surtout sur ceux du Castor (qui n'était pas encore le Castor quand elle écrivît ce texte) et de Virginia, qui font chacun trois pages.
20 h : pas si mal ce changement d'heure finalement, il fait encore très jour et cette lumière présage un printemps qui finira bien par arriver.
Si le déjeuner fut frugal, le dîner fut royal : confit de canard avec pommes-de-terre sarladaises, salade, fromage, en buvant à ma santé... avec modération!


21 h : je commence Les Faux-Monnayeurs...

Des mots et des êtres, in Je. (0_0)
(Elle a xx ans, n'est pas encore morte et n'est pas écrivain).

samedi 30 mars 2013

Le premier baiser d'avril...

Ce matin :
Exquise matinée avec Charles Sigel et
Giacomo Puccini,


l'homme de l'effusion et de la fragilité.

C'est par ses héroïnes qu'il exprime son propre désespoir et la présence essentielle qui est celle de la mère, la mère jamais oubliée. Mais il fallait que l'héroïne, coupable - autrement dit lui-même - soit sacrifiée.



Je vis seule, toute seule,
mais quand vient le dégel
le premier soleil est pour moi,
le premier baiser d'avril est pour moi!

Dans un vase éclot une rose
Feuille après feuille je la guette!
C'est si doux... le parfum d'une fleur
Mais les fleurs que je fais, hélas...
n'ont pas d'odeur!

Après trois ans et neuf mois de travail, quand Puccini eut terminé La Bohème - la scène de la mort de Mimi - son émotion fut bouleversante.
"Il a fallu que je me lève et, debout au milieu de la nuit, dans mon cabinet de travail, je me suis mis à pleurer comme si j'avais vu mourir mon propre enfant."

"C'est en s'attelant à la composition de Turandot d'après Gozzi, dont il aime le mélange de conte chinois et de commedia dell'arte, qu'il retrouve la force d'accomplir une grande oeuvre personnelle. Mais il y travaille avec une extrême lenteur, se documentant sur la civilisation chinoise avec autant de ferveur qu’il s’était intéressé au Japon du temps de Madame Butterfly.
Hélas, il n'ira pas jusqu'au terme du troisième et dernier acte, emporté par un cancer de la gorge en 1924 à l'âge de 66 ans. Turandot est créé en 1926 sous la direction de son fidèle ami Toscanini, qui pose sa baguette au cours du fameux troisième acte en se tournant vers le public: "C'est ici que le maître mourut"."
(Source L'humeur vagabonde, de Charles Sigel).

Après-midi :

Passage à la bibliothèque : trouvé un autre livre de Christian Oster Une femme de ménage et demandé qu'on me réserve En ville sa dernière publication.
Moins léger, j'ai emprunté Les Faux-Monnayeurs de André Gide. Je vais mettre un temps fou à le lire.
Ensuite passage au rayon DVD : Effi Briest de R.W. Fassbinder.

Programme complet pour le week-end de Pâques!

Soirée :

Rien. Enfin. Silence total en rentrant de la bibliothèque et après avoir vu un film terrible : Blind Shaft! J'en suis sortie anéantie (ne veux pas dire déçue, loin de là). Il me fallait faire le vide ensuite, dans le silence de mes acouphènes assourdissants.
Très étrange ce silence dans l'appartement. Pas de radio, pas de musique, surtout pas de télé. Rien, en regardant le jour s'assombrir avant la tombée de la nuit, en se demandant pourquoi on ne fait pas le silence plus souvent, pourquoi on n'éteint pas tout, pourquoi on n'ouvre pas un livre, pourquoi on ne ferme pas les yeux... plus souvent? Peut-être parce qu'on voudrait alors ne plus les ouvrir... à moins "qu'un baiser d'avril..." se pose sur nos paupières...

Cette nuit : passage à l'heure d'été. Hier nous avions quelques flocons de neige et aujourd'hui la température était de 3° au meilleur de la journée.



mercredi 27 mars 2013

Je n'avais plus besoin de moi



J'ai pour habitude quand un livre d'un écrivain que je ne connais pas est publié et que ce que j'en lis ici ou là m'intéresse, de foncer à la médiathèque pour voir si je trouve quelque ouvrage de l'auteur, même s'il n'est pas récent.
C'est ce que je fis avec Jean-Philippe Toussaint. Mon enthousiasme fut si grand que j'ai ensuite dévoré tous ses livres, quelques-uns empruntés à la bibliothèque et ceux que je ne trouvais pas je les ai achetés.
Je pense que je vais avoir la même démarche pour Christian Oster qui vient de publier  En ville aux éditions de l'Olivier et qui m'a enchantée avec celui que j'ai trouvé à la bibliothèque : Mon grand appartement, couronné du Prix Médicis l'année de sa publication, en 1999.
Ce sont ce que j'appelle mes lectures détente.
J'ai souri en apprenant que En ville - son meilleur cru dit-on - a été récompensé par le Prix Landerneau Roman 2013! Je ne savais pas qu'il existait un prix Landerneau.
 
Mon grand appartement est son 7e roman. Comment dire : il m'est difficile d'en parler, ça ne raconte pas  vraiment une histoire, c'est aussi pour cela qu'il m'a plu. Ça parle de la difficulté d'un homme à exister tout simplement. Son Grand appartement on n'y pénètre jamais. D'ailleurs la 4e de couverture des éditions de Minuit résume bien la non-histoire :
 
"Je ne retrouvais plus mes clés. Et Anne n'était pas rentrée. J'ai donc dormi à l'hôtel. pas de message sur mon répondeur, hormis celui de Marge qui me donnait rendez-vous à la piscine. c'est là que j'ai rencontré Flore. Elle attendait un enfant. Ça tombait bien : moi aussi."
 
Tout est dit, non c'est pas une blague.
Au fil des pages je comprenais pourquoi les éditions de Minuit avait pris sous sa coupe cet écrivain; il y a du Beckett dans cette écriture du presque rien, on sent aussi un certain désespoir de vivre qui ne demande qu'à se dédire. Le quotidien côtoie l'absurde mais lorsque le personnage (Luc nommément Gavarine) se met à parler de ses sentiments c'est d'une folle tendresse. Tout n'est qu'une affaire de mots, de maux, de dire, de ne pas savoir dire, d'oser, d'être soi quand on se sent proche du n'être rien.
 
Oster sait écrire sur ces petits détails qui nous font sourire (moi j'éclatais de rire, c'était du vécu), c'est si réaliste, comme ici, dans les vestiaires de la piscine :
 
"[...] je me dirigeais d'abord vers une cabine, muni d'un de ces valets de nuit malpratiques, en plastique rouge, dont la base en cuvette accueille à peine une chaussure et où il n'est guère possible, sur le cintre, dans cet espace trop étroit qui délimite la barre, d'engager un pantalon sans le tordre. Dans la cabine, étroite, je tournai autour d'une flaque pour me dévêtir, m'appuyant à l'occasion contre la cloison grumeleuse, humide, dont la couleur, un ocre aux résonances fécales, me fit convoquer mon enfance, qu'aussitôt je congédiai. Je me retrouvai en slip, un slip un peu étroit, jugeai-je, dont la coupe, trop osée à mon goût, eût sans doute mérité que la missent mieux en valeur des abdominaux tangibles, et d'une façon générale une alimentation plus saine. [...] cette légère imperfection [...] me fit sentir plus nu que je ne l'étais, sensation que j'avais perdu l'habitude, en raison de mon isolement, d'éprouver en public.
Je quittai ma cabine, néanmoins, coiffé du bonnet de bain blanc dont j'hésitai à me couvrir les oreilles et qui, je le savais, cloquait de ce fait sur le haut de mon crâne, portant d'une main le valet auquel j'avais accroché mon sac de sport et de l'autre ma serviette, et enfournai le tout, tant bien que mal, dans l'étroite case en forme de meurtrière qui m'était allouée. Pour le code, je composais ma date de naissance sans rencontrer de problème majeur : en effet, ma date de naissance ne me rappela pas ma naissance, et c'était toujours ça de gagné."
Pages 58 - 59.

"Je m'élançais donc, adoptant tout de suite une brasse pénétrante, dite coulée, où, de conserve avec quelque habitué, je fendis périodiquement de mon crâne l'eau limpide, que bleuissait son lit, usant de longs et vifs mouvements et d'une prise de souffle calculée au quart de poil, et j'atteignis le bord opposé pratiquement dans l'écume de mon partenaire de hasard, qui repartait aussitôt d'un effervescent coup de reins.
[...]
[...]
[...] C'est là que je la vis.

Elle n'était pas belle, sans doute, mais, je prends ici un risque, celui de n'être pas cru, je n'ai jamais, moi, Gavarine, aimé les femmes belles. J'entends par belle, s'agissant de femmes, donc, celles chez qui, en raison de leur beauté, toute particularité secondaire s'éclipse dans les lointains de la personne, le plus souvent de façon irréversible, de sorte qu'en grattant cette beauté c'est soi-même qu'on écorche sans rien mettre au jour qui, posé devant cette beauté, en fait saillir la marque.
[...]
Bref, elle n'était pas belle, heureusement, elle n'avait pas un beau visage. En revanche il y avait, dans son visage, une infinité d'arrière-plans immédiatement décelables, [...]
[...] elle avait le front et le menton sages, et les joues, aussi, rondes en dépit de cette dureté qui semblait les contenir, de sorte qu'elles rendaient l'effet paradoxal d'un creusement; mais à cette sagesse se combinait une force, celle de la bouche et du regard, qui bientôt se posait sur moi.
Comme à l'accoutumée, je n'y croyais pas trop, bien sûr, mais je ne voyais pas, à part moi, qui elle eût pu fixer ainsi - et, autre aspect des choses, avec quelle sidérante douceur -, à quelque cinq mètres de distance, au sein d'un groupe, d'ailleurs épars, d'où j'émergeais distinctement, environné que j'étais au large de physionomies trop immatures pour qu'elles eussent pu, à mon sens, recueillir une telle marque d'attention.
[...] cette fois, elle m'épingla un quart de seconde.
Or c'était, ce quart de seconde, un de ces quarts de seconde qui comptent dans une vie, qui se comptent, ou se décomptent, tant il est vrai que les autres passent, mort-nés, pas même distincts de leurs confrères, à peine successifs, dans cette sensation de globalité qui emporte les jours ordinaires - presque tous, en fait.
[...]
[...]
[...]
Et donc c'est cette femme que j'atteignais, maintenant, n'attendant plus Marge, ne me posant plus la question, latente toutefois, de savoir si Marge allait paraître, ou si elle avait paru. Je n'avais d'yeux que pour cette femme qui semblait m'attendre, elle, réellement, comme je l'avais attendue, sans doute, comme j'avais attendu toutes les femmes, y compris Anne Lebedel, oui, dans mon grand appartement, d'ailleurs il me faudrait dire un mot de plus, maintenant, sur cet appartement, car voilà que tout se précipite, que tout se précipitait, allons donc à la ligne, on y verra plus clair."
Pages 63 à 73.

Je ne suis pas amateur de roman, pourtant je l'ai adoré. Je me suis enfouie dans ces pages avec un vrai bonheur. Je peux utiliser ici ce verbe que j'aime : je jubilais.
 
"L'histoire tient tout entière (cette histoire-là et celles de tous les autres livres de Christian Oster) dans cette petite phrase de la page 159 : “ Je n'avais plus besoin de moi. ” Avec ce septième roman aux Éditions de Minuit, Oster insiste, il creuse son sillon (non, pas du tout, ce n'est jamais le même livre, allez-y, vous, creusez-en des sillons, vous verrez bien ce qu'on trouve, des couches successives, des raisons de désespérer, de continuer à creuser, jamais les mêmes choses, du vertige, et cette fois il le creuse jusqu'au gouffre, vous verrez), le même sillon, donc, un type s'efface et raconte le presque vide, le presque rien, le peu qui reste, le peu qu'il sauve, ces quatre grammes d'humanité qui font qu'on ne disparaît pas totalement. Il s'efface, ce n'est pas un mot au hasard, il se gomme, systématiquement, il prend les mots les uns après les autres, se convainc de leur vanité, de leur vacuité, et les biffe, pour qu'il n'en reste rien, mais ce rien pèse, il est consciencieusement exhaustif, imprenable, toujours assez fiévreux pour faire de cette angoisse si légère (aérienne à force d'humour têtu) un livre magnifique."
 Jean-Baptiste Harang, Libération, septembre 1999.
 
"L'hésitation, le remords dans l'écriture, traduisent le trouble de l'homme, son trouble face à ce qui est nouveau, qui naît, tel le sentiment amoureux ou filial. La chute des chapitres – et le terme stylistique n'est pas fortuit – désoriente le lecteur, ou plutôt l'oriente dans une direction inattendue qui correspond à ce que ressent le héros narrateur.
Rien de gratuit ni de facile non plus dans l'art de la digression. Celle-ci suscite l'attente du lecteur, retarde le moment de savoir, mais elle dit aussi la vérité de l'expérience, qui est toute contenue dans le temps dilaté. S'égarer dans les détails, c'est aussi se trouver et Petit Poucet Oster a définitivement perdu les cailloux qui balisent son chemin.
Mon grand appartement est sans doute un aboutissement dans l'œuvre d'Oster."
 Norbert Czarny, La Quinzaine Littéraire, septembre 1999.

"On rit, jusqu'au vertige, du spectacle. On y participe. On n'en revient pas."
Patrick Kechichian, Le Monde 

lundi 25 mars 2013

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"Car, sur le terrain de golf, le grand cerf invisible porte une petite calotte de gazon."
Eric Chevillard, L'autofictif (n°1868).





Divot :
 
Au golf, motte de terre enlevée par la tête du club au moment de l'impact.
On dit aussi familièrement "escalope".

dimanche 24 mars 2013

"C'était un punk*..."

* Voir la bande annonce vidéo.

"L'art existe pour nous empêcher de mourir de la vérité."
Friedrich Nietzsche

Je voulais donc parler de Otto Dix, que j'ai découvert lors d'une émission sur Arte :



Otto Dix (1891-1969) est un peintre allemand expressionniste, antimilitariste profondément marqué par les deux guerres mondiales auxquelles il a participé.

"Son œuvre appartient au courant  artistique de l’ « expressionnisme » : il s’agit d’un courant artistique caractérisé par une vision émotionnelle du monde. Ce courant fait consister la valeur de la représentation dans l’intensité de l’expression. Otto Dix exprime ses sentiments de révolte face à la guerre et aux souffrances des hommes, en s’appuyant sur la réalité mais aussi en la caricaturant." 

L'horreur de la guerre le marque énormément. Elle devient la base de ses œuvres. D'après un entretien de 1961, il déclare :

« C'est que la guerre est quelque chose de bestial : la faim, les poux, la boue, tous ces bruits déments. C'est que c'est tout autre chose. Tenez, avant mes premiers tableaux, j'ai eu l'impression que tout un aspect de la réalité n'avait pas encore été peint : l'aspect hideux. La guerre, c'était une chose horrible, et pourtant sublime. Il me fallait y être à tout prix. Il faut avoir vu l'homme dans cet état déchaîné pour le connaître un peu.»"


Photo : source FIFA

Les œuvres de l'artiste illustrent l'horreur des combats, les gueules cassées d'anciens soldats réduits à la mendicité et la misère morale des prostituées, victimes d'un ordre social déboussolé. C’est suite à cette terrible expérience qu’il peint en 1924 le fameux triptyque La Guerre.


Panneau central


La vidéo n'est plus visible, bande annonce ci-dessous :





Ce portrait d'artiste (le troisième d'affilée dans la filmographie de Jennifer Alleyn) revisite en dix chapitres l'oeuvre et la vie d'Otto Dix, figure de la nouvelle objectivité dans l'Allemagne de l'entre-deux-guerres.

«J'ai imaginé un film autour de dix aspects de son oeuvre. Puis l'idée de dix citations a pris place. On entre dans l'esprit du peintre par ses mots pour comprendre sa démarche de manière très in-time».

Elle fut bouleversée par les tableaux d'Otto Dix, qu'elle découvre d'abord à New York, puis inspirée par l'exposition Rouge cabaret : un monde effroyable et beau.







 L'assaut sous les gaz (1924)

"Marqué par la pensée de Nietzsche et par son expérience traumatique de la Première Guerre mondiale, fin observateur d'un monde "effroyable et beau", le peintre allemand Otto Dix (1891-1969) a laissé une oeuvre puissante où l'horreur la plus absolue est souvent indissociable d'une grande beauté formelle. Par ses techniques et son trait, celui qui sera professeur à l'Académie des beaux-arts de Dresde s'inscrit dans la lignée de grands maîtres comme Dürer ou Cranach. Pourtant, ses thématiques, emblématiques du mouvement de la Nouvelle Objectivité, offrent un fort contraste avec ce relatif conservatisme : éclopés, charognes et prostituées hantent ses tableaux, qui sont autant de critiques féroces de ses contemporains. La montée du nazisme va bouleverser son travail : déchu de son poste et mis au pilori comme bien d'autres pour son "art dégénéré", Dix délaisse ses thèmes de prédilection pour se tourner vers le paysage et l'iconographie religieuse, toujours avec autant d'audace.
À l'occasion de la rétrospective que lui a consacrée le Musée des beaux-arts de Montréal, l'année dernière, ce film explore la vie et l'oeuvre de ce peintre phare de l'Allemagne de Weimar. Les témoignages des ses enfants, ainsi que des extraits de ses écrits viennent compléter les analyses de collectionneurs et restaurateurs, qui témoignent de la grande modernité de cet artiste aussi dérangeant que captivant."
(Source Arte)


Un lien pour visionner d'autres oeuvres de Otto Dix.

Lever de soleil (1933)

"Je n'étais pas si avide de peindre la laideur, tout ce que j'ai vu est beau".


Les 7 péchés capitaux (1933)


"Ce fut pour moi une volupté que tout ne fut pas rose et beau. Lorsque j'ai peint les 7 péchés capitaux, c'était prémonitoire".

"Ce n’est pas flagrant à première vue, mais cette toile est une critique de l’Allemagne nazie. En connaissance de cause, vous avez peut-être remarqué cette petite moustache rappelant le führer portée par le personnage en jaune, masqué au centre de la toile... Lire la suite...

J'ai été impressionnée par ce documentaire de Jennifer Alleyn, mais surtout par les oeuvres, crues, d'un réalisme brutal mais fascinant. J'ai aussi vu de la beauté dans la laideur (il faut s'attarder sur toute sa production). Les nazis ont détruit plus de 250 de ses oeuvres le considérant comme un artiste dégénéré. Voir ici un documentaire de 56 minutes :
Degenerate Art - 1993, The Nazis vs. Expressionism.




mercredi 20 mars 2013

Keaton ou Chaplin?

Vu ce soir Innocents (The dreamers) 
de Bernardo Bertolucci, réalisé en 2003.



Mai 68. La révolution étudiante bat son plein et les rues de Paris grondent de l'agitation populaire. C'est dans ce cadre que Théo et Isabelle, frère et soeur issus d'un milieu aisé et vivant seuls dans le grand appartement de leurs parents, font la connaissance d'un étudiant américain de passage, Matthew. les trois jeunes gens vont alors découvrir le cinéma, l'esprit révolutionnaire, la liberté et la sexualité...
Dans l'ambiance feutrée d'un huis-clos sensuel, Bertolucci explore la découverte des sens et la prise de conscience politique de trois jeunes gens encore innocents, sans oublier l'initiation au cinéma. Le film embrasse alors une révolution intellectuelle et sexuelle, une soif de liberté, un dynamitage des valeurs et de la morale bourgeoise. Finalement la lutte des corps plutôt que des classes...

Captures d'écran








Mai 68. Souvenirs... Un beau film sur la fronde soixante-huitarde
 avec trois jeunes gens perdus dans leur innocence. Quelques clichés bien sûr mais de très jolies scènes sur le cinéma, en flash back.
A voir ou revoir.



Keaton ou Chaplin?

mardi 19 mars 2013

La nuit descend sur moi...

Vivre sans point d'appui, entouré par le vide,
Comme un oiseau de proie sur une mesa blanche ;
Mais l'oiseau a ses ailes, sa proie et sa revanche ;
Je n'ai rien de tout ça. L'horizon reste fluide.

J'ai connu de ces nuits qui me rendaient au monde,
Où je me réveillais plein d'une vie nouvelle
Mes artères battaient, je sentais les secondes
S'égrener puissamment, si douces et si réelles.

C'est fini. Maintenant, je préfère le soir.
Je sens chaque matin monter la lassitude,
J'entre dans la région des grandes solitudes,
Je ne désire plus qu'une paix sans victoire.

Vivre sans point d'appui, entouré par le vide,
La nuit descend sur moi comme une couverture,
Mon désir se dissout dans ce contact obscur ;
Je traverse la nuit, attentif et lucide.

Michel Houellebecq, La poursuite du bonheur.

La sortie de ses derniers poèmes est prévue en avril chez Flammarion. Il en parlait ici. Entendu dire ce matin à la radio qu'ils sont très sombres. Ce n'est pas un scoop. Difficile ne pas l'être quand on est lucide et poète.


lundi 18 mars 2013

QUAND ça me tue d'écrire aussi mal

Rien fait de passionnant la semaine dernière mais vu un documentaire sur un artiste peintre dont j'ai envie de parler, pas à la va-vite. Mais là, courage de rien, grosse fatigue? lassitude?

Pourtant cette semaine-là j'ai aussi lu ces 220 satoris mortels dont je voudrais parler, mais qu'en dire qui n'a déjà été bien ditFrançois Matton m'émerveille un peu plus à chaque nouvel ouvrage mais celui-ci, c'est vrai, me touche particulièrement et ce qu'il dit là quand il en parle, c'est exactement ça que je ressens de ma vie en le lisant :

"Ce dernier livre est né de la rencontre improbable d'un désespoir terrible et d'une joie immense.
Ce n'est pas une phrase, ce n'est pas une théorie, c'est mon expérience : l'expérience d'un désespoir terrible et celle d'une joie immense ; vécues d'abord en alternance (montagnes russes éprouvantes que nous connaissons tous), et puis simultanément — c'est là que ça devient intéressant. Que la joie puisse s'élever à tout moment au cœur de l'échec le plus noir, c'est le mystère que ce livre explore."

Chaque dessin illustre une phrase qui serait comme un haïku ou, inversement, chaque phrase inspire le dessin et pas toujours celui qu'on attend. Le rythme est une sorte d'in(quand)tation. D'ailleurs c'est bizarre de dire qu'on "lit" ce livre parce que mots et dessins vont de pair et qu'on s'attarde sur chaque page, même lue, même vue. Je l'ai lu en trois soirées, pour faire durer le plaisir; c'est un livre - pour parodier son "QUAND"** - dont je pourrais dire :

QUAND on s'oblige
à fermer un livre
pour faire durer la joie

QUAND on jette un oeil
sur les pages qui restent à lire
et qu'on le referme pour en garder
pour demain

QUAND cette fois on arrive à la
dernière page au dernier dernier dessin
et que non! on n'est pas d'accord avec son
"QUAND ON POURRAIT
AUSSI BIEN SE TAIRE"

Alors on regarde la 4e de couverture et on se met à rêver... à QUAND... hum!



** Je voudrais dire que la lecture des quelques pages que l'on peut découvrir sur la Toile ne procure absolument pas le même plaisir que d'avoir l'ouvrage en main.   
Et j'aime beaucoup ce billet qui en parle... brièvement, mais l'essentiel est dit, de belle manière.





vendredi 15 mars 2013

Une carte à vie

- Bonjour, je peux vous renseigner?
- Oui, j'envisage d'acheter un GPS. Quelle est la marque la moins compliquée à mettre en route?
(Il se râcle la gorge)
- Ils sont tous faciles à utiliser.
- Ah! Ce n'est pas ce qu'on m'a dit. Pouvez-vous m'expliquer les différences de prix? Celui-ci semble le même que celui-là et il est plus cher.
- Oui , c'est parce qu'il a la "carte à vie".
- Ah! Pour ce qu'il me reste à vivre je ne suis pas sûre que ça vaille la différence de prix.
(Il sourit). Et puis ça sert à quoi d'avoir une carte à vie s'il faut faire les mises à jour quand même? Et puis, je connais la route par coeur (0_0)!
- Mais vous n'allez pas toujours au même endroit?
- Ben si.
- Pourquoi voulez-vous acheter un GPS?
- Pour entendre une voix pendant le voyage. Non, je blague. Mais la dernière fois que j'ai fait ce voyage je me suis trompée deux fois; je vieillis, je le sens, je dois être de plus en plus vigilante au volant sur les longues distances.
(Il rit. Il est très gentil ce jeune homme)
- Celui-là est vocal?
- Oui.
- Valable pour l'Europe, donc il me dirigera en Suisse aussi!
- Oui.
- Il a l'air très bien. Je l'achète.
- Voulez-vous un étui pour le protéger?
- Mmm! C'est quel prix?
- xxx
- Non, merci, j'ai une pochette en feutrine qui ira très bien. De plus le prix du GPS dépasse déjà mes prévisions.
(Tac tac tac, il pianote sur l'ordinateur la facture et me dit) :
- Il est donc garanti deux ans; je suis obligé de vous proposer une extension  : une garantie qui vous couvrirait contre le vol etc.
- Non merci, je ne prends jamais les extensions. Hum!
- Si vous avez un problème quel qu'il soit, n'hésitez pas à revenir.
- Pour les mises à jour de la carte à vie peut-être...

Arrivée à la maison j'ouvre le paquet, tout y est : l'écran, le câble USB, le chargeur qu'on branche sur l'allume-cigare (c'est bien la première fois que je vais m'en servir de celui-là), le support à ventouse pour le pare-brise, la notice de première utilisation très succincte.

Le début des aventures de Bécassine risque d'être rocambolesque! Heureusement que je vais avoir deux bons mois pour tester le casse-tête avant le grand voyage.





J'ai lu quelque part que nombre d'acheteurs de GPS (tout le monde n'a pas une voiture récente avec celui-ci intégré) ne s'en servent pas et le laissent dans leur placard. M'étonne pas. J'ai toujours voyagé avec la carte routière et je me suis rarement paumée. Si j'en crois cet article je n'ai pas vraiment le profil de l'adepte du GPS mais non plus de celui-ci :
"L'amateur de carte routière aime le Tour de France, les frites servies dans les restaurants Courte-Paille, les chambres d'hôtes, les romans d'Antoine Blondin, le journal télévisé de Jean-Pierre Pernault. Il suit les conseils de Bison futé."


(A suivre donc...)

Rajout du 14 avril 2013.

Le GPS ou l’illusion du libre arbitre

par Raphaël Enthoven   
  
(Tdx)


          
«Quand on acquiert un GPS – système de positionnement mondial en français –, on éprouve un paradoxal sentiment de liberté. Egaré, on ne le sera plus jamais. On peut penser à autre chose. Si on ne sait pas où l’on va, une voix que l’on peut choisir – douce, hurlante, aigre, à l’accent breton, parisien, new-yorkais ou neutre – nous dit comment nous y rendre. Mais il faut également entendre «se rendre» comme la promesse d’une reddition. La conduite à tenir est claire, Dieu est dans ma voiture, et je ne me dispute pas avec lui. Que de couples pacifiés, grâce au GPS! La conduite de mon voisin n’est pas moins limpide. Lui aussi obéit et dispose de Dieu, ventousé sur son pare-brise. En fait, le GPS est une prison sans barreaux. Impossible de s’en évader, puisqu’on ne se sait pas prisonnier. Impossible de ne pas obéir au GPS, puisqu’il a toujours raison. Plus il donne le sentiment de l’autonomie, plus il prend le pouvoir. Plus il éclaire la route, plus il l’obscurcit en la réduisant à une série de décisions à courte vue. Comme l’enseigne Spinoza, «le sentiment du libre arbitre provient d’abord de l’ignorance des causes réelles qui nous font agir, tandis que la découverte de notre aliénation fait de nous des hommes libres.»
Raphaël Enthoven, in Matière première, Gallimard, 2013.




mardi 12 mars 2013

Ces grandes solitudes si divinement belles



« Nous terminons (hélas !), Max et moi, un voyage qui a été une fort jolie excursion. Sac au dos et souliers ferrés aux pieds nous avons fait sur les côtes environ 160 lieues à pied, couchant quelquefois tout habillés faute de draps et de lit et ne mangeant guère que des oeufs et du pain faute de viande.
Tu vois, vieux, qu’il y a aussi du sauvage sur le continent. La mer ! la mer ! le grand air, les champs, la liberté, j’entends la vraie liberté, celle qui consiste à dire ce qu’on veut, à penser tout haut à deux, et à marcher à l’aventure en laissant derrière vous le temps passer sans plus s’en soucier que de la fumée de votre pipe qui s’envole. »
Par les champs et par les grèves se présente ainsi comme une virée buissonnière. Un beau matin de mai 1847, comme des gamins échappés de l’école, deux écrivains rêvant d’une existence hors des sentiers battus prennent discrètement la tangente et partent sillonner les routes de l’ouest de la France dans le but avoué de se la couler douce… De cette balade amicale, ils rapportent un livre à deux voix, Flaubert se chargeant des chapitres impairs et Du Camp des autres.
Cette oeuvre de « pure fantaisie et digressions » reste la plus belle évocation des régions racées de l’Anjou, de la Touraine et de la Bretagne."
4e de couverture.


[...] avant de nous engager sur la pointe du Raz, nous jetâmes les yeux autour de nous. A gauche, nous apercevions l'étendue des côtes jusqu'à Kérity, toutes bleues et profondes, cette baie terrible qui a roulé tant de morts qu'on appelle la baie des Trépassés; puis rongées par les couleurs du soleil couchant, coupées de grandes ombres violettes, les falaises qui allaient s'affaiblissant par degrés jusqu'à s'abaisser dans la mer, perdant peu à peu leur forme et leur couleur et n'ayant plus qu'une pâle nuance grise semblable à celle de ce duvet de cendre qui recouvre les charbons éteints; derrière nous, la lande désolée avec la tour blanche du phare qui s'illumine chaque soir.


Quand nous eûmes bien vu tout cela, quand nous eûmes longuement aspiré la poésie de ces grandes solitudes si divinement belles que la vue d'un homme y semble un contresens inharmonique, et choque, comme une fausse note dans une symphonie, nous suivîmes l'enfant qui nous appelait du regard.
[...]
Nous ne marchions plus, nous ramions, cramponnés des pieds et des mains, montant à genoux sur les rocs éboulés et glissant à plat ventre dans les fentes des pierres. [...] A nos côtés s'ouvrait l'abîme, droit, à pic, immense, épouvantable, où la mer hurlait à cinq cents pieds au-dessous de nous. Quand l'un de nous voulait y regarder, il se couchait dans sa longueur sur le sol, l'autre lui saisissait les jambes et le retenait de toute la force de son bras et il faisait bien, car il n'y avait pas d'espoir pour celui qui serait tombé, chaque aspérité lui aurait brisé un membre, puis un lambeau dans sa chute, et il ne serait arrivé en bas que comme une fange ensanglantée.
[...]
Nous arrivâmes ainsi à l'extrémité de la pointe, au Finistère même. Là s'arrondit un petit plateau assez large pour qu'on puisse y reposer ses deux pieds d'aplomb. Au-dessous les rochers se déchirent, s'écartent, se rejoignent, se confondent dans toutes les formes, dans toutes les postures, dans tous les aspects et paraissent les cristallisations immenses des mondes antédiluviens.
[...] En face, à deux lieues environ, l'île de Sein, l'île des druidesses et de Velléda, dormait sur ses flots, ceinte d'écueils, aplatie, sinistre et noire et comme en deuil de tous les cadavres que les naufrages ont roulés sur ses bords. Derrière, bien loin, tout au fond, le soleil se couchait et ses derniers rayons se déployaient sur l'horizon comme une écharpe d'or.



Quand notre effrayant voyage fut terminé, nous allâmes nous asseoir à l'ombre d'un talus qui domine la baie des Trépassés.


[...] Une barque parut, montée par quatre hommes qui maniaient des avirons. Elle passa précisément au-dessous de nous et elle nous sembla une coquille de noisette manoeuvrée par des fourmis.
Nous restions sans parler à côté l'un de l'autre, épuisés, rêveurs et presque consternés, nous nous sentions la tête vide, nos pensées flottaient vaguement dans nos cervelles; nos yeux regardaient sans voir; nous avions une sorte de vertige intellectuel qui nous brisait; nous étions sous l'impression d'un fantastique réel que nous avions bu à trop amples gorgées; nous savions bien que nous venions de voir des choses terrifiantes, mais nous ne pouvions pas nous les expliquer; nous avions perdu le souvenir, mais gardé l'émotion, semblables à ceux qui se réveillent frémissants, tout mouillés de sueur d'un cauchemar et qui déjà ont oublié leur rêve.
C'est que l'homme n'est pas fait pour vivre là : la nature y est trop forte pour sa faiblesse. Tant qu'il voit, il va ; dès que le spectacle cesse, il tombe. Quand il marche au milieu de ces splendeurs que Dieu a rendues rares pour que sa raison ne succombât pas, tout son être s'absorbe dans le regard et ne vit plus que par les yeux. Parfois, cependant, il s'émeut, il s'attendrit et il maudit l'imperfection de sa nature qui ne lui permet pas les sensations multiples, il regrette de n'être qu'un homme [...], il voudrait aussi garder son intelligence, sa force et son amour, admirer l'éclatante harmonie de ces contrastes pour marier dans la grande synthèse de son panthéisme la voix de l'océan avec les couleurs du rivage, la forme avec l'apparence [...], le flot qui s'en va avec le flot qui revient, le nuage qui passe avec le rocher qui reste.

Pages 256 à 260.

Maxime Du Camp.

Gustave Flaubert et Maxime Du Camp, in Par les champs et par les grèves. Voyage en Bretagne, éditions François Bourin, collection Le voyage littéraire, 2011.