samedi 19 mai 2012

Miroir de ce que l'on souhaite voir s'y refléter : le Léman



"Je l’aime parce qu’il est indifférent aux tourments du monde, il est intemporel, je suis le contraire. Lorsque je le contemple lui ne me voit pas, il est indifférent à mon sort et vit sa vie étranger à mes humeurs ; il a les sienne. Lorsqu’il s’énerve et tente de m’effrayer par sa débauche d’écume et la fureur du fracas de ses lames, il m’amuse et son énergie stimule la mienne*. Lorsque je le fréquente je redeviens l’enfant qui aimait les contes et les tempêtes, l’adolescent qui se retrouvait dans ses révoltes, l’adulte amoureux qui trouvait là le prétexte idéal à tous les blotissements. Lorsque le lac n’est pas en tempête il est tout aussi attirant, hypnotisant, il est le liquide amniotique, océan rêvé qui donne envie de nager indéfiniment, jusqu’à retrouver l’état d’inconscience des choses et des êtres que nous sommes au début de nos vies. J’ai été amoureux à Lausanne, le lac en fut le grand témoin, le petit théâtre le romanesque décor. Sa force est d’être le miroir de ce que l’on souhaite voir s’y refléter.

Sur les bords du lac, au Musée de la Photographie, une histoire d’amour qui se terminait mal et moi-même étions sur le point de régler nos deux entrées. Le caissier crut que la personne qui était devant nous - dont je ne manquais pas de remarquer le bleu intense des yeux - était avec nous. Le caissier décida d’unir le trio et exigea qu’une seule personne s’acquitte des trois entrées. Amusée, sans hésitation, avec élégance, la personne aux yeux si bleus accepta de régler les trois billets. Lors du thé de remerciement qui suivi la visite de l’exposition, je compris que cet accident de billetterie était peut-être la naissance de quelque chose sur lequel je n’apposais pas de nom mais qui me conduisait, intimidé, à détourner – afin de ne pas être englouti – mon regard du bleu océan du sien.

Il était convenu qu’après être retourné à Paris, je reviendrai quelques jours plus tard, non pas à Lausanne mais de l’autre côté du lac, à Evian, afin d’assister à un festival de musique classique.



 Je doutais du sens que pourrait avoir la venue de l’histoire d’amour qui se terminait mal, dans le cadre d’un festival éminemment poétique. Je ne proposais pas d’être rejoint. Timidité étonnamment oubliée, pressentiment inconscient, sens de la mise en scène, légèreté inhabituelle devenue audace, une fois à Paris je décidais de laisser un message sur le répondeur de l’inconnue aux yeux d’un bleu que je ne conterai plus. Le mot laissé sur le répondeur, lâché comme une bouteille à la mer, commençait par une requête précise : surtout, ne me rappelez pas ; suivie de ma proposition : je serai à Evian dans quinze jours, le vendredi 18 mai prochain; un bateau quittera Lausanne pour arriver à l’embarcadère d’Evian à 19 heures 15; vous le prendrez, ou pas; nous irons ensuite assister à un concert donné par Rostropovitch, ou pas; nous dînerons après le concert à l’hôtel, ou pas; je serai à l’embarcadère, et vous y serez, ou pas.

J’attendis le fameux vendredi avec fébrilité, amusement, anxiété, oubliant presque que quelques jours auparavant j’étais encore dans une histoire d’amour qui se terminait mal parce qu’elle n’en était peut-être plus une.

Le 18 mai arriva, avec difficulté. Le vendredi matin, à peine installé dans la chambre d’un palace posé dans la forêt au-dessus d’Evian, je ne pus m’empêcher de regarder de mon balcon, le lac, la Suisse, ses coteaux verts brumeux et une tâche grise en face, Lausanne.




Poursuivant ma contemplation du lac j’observais un bateau avancer au milieu de celui-ci, il traçait consciencieusement sa route vers Evian, laissant un sillage blanc derrière lui, coupant provisoirement le lac en deux avant que ce dernier n’engloutisse le sillage dessiné, irrégulièrement. Nous étions encore loin de dix-neuf heures et quinze minutes.




En regardant ce bateau avancer, j’imaginais celui qui déverserait à 19 heures 15 son lot habituel de touristes, de travailleurs transfrontaliers et de Suisses venant jouer au casino, ou élégamment vêtus afin d’assister au concert. Accroché au balcon de ma chambre, entendant Rostropovitch répéter dans une autre peu éloignée de la mienne, j’observais à plusieurs reprises le rituel des allers et retours de ces bateaux effectuant les liaisons entre Lausanne et Evian ; bateaux qui griffent le lac, dessinant des lignes comme des aiguilles indiquent l’heure et dont j’avais l’impression, qu’elles ralentissaient le temps ou qu’elles étaient cassées. La journée allait être longue avant que je n’effectue la descente vers le petit port d’Evian. L’étirement de ces heures faites d’ennui, d’impatience et de gestes inutiles fut interrompu par un appel téléphonique, le lac changeait alors d’humeur ; celui-ci qui avait été si limpide et accueillant était devenu boueux et repoussant, le soleil ne s’y reflétait plus et les voiliers commençaient à rentrer à leur port. Décrochant le téléphone, j’eus peur d’une mauvaise nouvelle, peur d’être déçu par ses mots et la sonorité de sa voix ; un appel rompant les consignes précises passées ne pouvait qu’être porteur de mauvaises nouvelles. La voix que j’entendis ne me fut pas étrangère ; l’histoire d’amour qui se terminait mal m’appelait pour m’annoncer sa venue de Lausanne par le prochain bateau, celui de midi, à Evian. Avec solennité et sans violence, nous eûmes les mots qui écrivirent la fin de l’histoire qui n’était donc plus d’amour. Les nuages déposaient un voile opaque sur Lausanne, le lac devenait grisonnant. Nous le regardâmes de la chambre, l’un à côté de l’autre, à côté mais plus ensemble. Rostropovitch cessa de répéter et le silence de la chambre commença à m’être insupportable. Je me préparai alors pour le concert du soir, maladroitement, enfilant costume nouant cravate, regardant le lac immense, trop grand, avec Lausanne quasiment invisible en face, si loin, au bout, trop loin. J’aperçus, enfin, le bateau de Lausanne déchirer le voile gris, avancer si lentement. Au moment où il franchit la moitié de son pénible chemin, nous commençâmes toujours silencieux notre descente définitive vers l’embarcadère. Le lac avait à nouveau changé, les roses et bleus du ciel commençaient à être en fête pour célébrer la fin de la journée,


Lausanne se laissait voir à nouveau mais je ne le voyais pas. A 19 heures 10 nous étions sur les quais d’Evian face au bateau désormais si proche de la côte. Celui-ci déploya ses deux passerelles, celle à l’avant chargée de débarquer les passagers arrivants et celle à l’arrière chargée d’embarquer les passagers à destination de Lausanne. Mon passé emprunta gravement cette passerelle, heureusement sans se retourner ; il ne put donc voir que je n’étais pas triste mais dans l’espérance gourmande, de voir débarquer par la passerelle avant, ce qui ne pouvait être qu’un futur, léger. Le passé disparut dans le bateau.



Celui-ci libérait alors les passagers la plupart pressés, passagers des sans saveurs sans couleurs, passagers habitués, touristes groupés, mais pas de silhouette isolée, pas d’inconnue avançant avec grâce sur la passerelle, pas de regard d’enfant perdu ni de sourire ému. Ma déception fut immense. Mais pouvait-on réellement imaginer la venue d’une personne entr'aperçue dans un musée, puis dans un salon de thé à Lausanne une quinzaine de jours plus tôt ? Le rêve était joli, la proposition romantique, audacieuse, évidemment effrayante. Le bateau quasiment vidé de son contingent de passagers ne délivrait plus qu’au goutte-à-goutte, quelques personnes âgées et lentes, d’autres particulièrement chargées et enfin quelques membres du personnel de bord. Je me mis à commencer à marcher sur la route qui allait me conduire seul au concert lorsque, élégante et fine, une silhouette longue et gracieuse sortit du bateau, le sourire ému, et les yeux que vous connaissez déjà, joyeux.

Nous assistâmes au concert sans vraiment connaître le son de nos voix. Au dîner, nous nous rencontrâmes, oubliant les bateaux qui repartent pour la Suisse, ignorant qu’au-delà d’une certaine heure il n’y en a plus.



Nous eûmes plaisir à regarder ensemble, le lendemain à l’extrême fin de matinée, sous un soleil radieux, le lac léché par une lumière éblouissante et gourmande.


Sur l’autre rive les coteaux suisses et verdoyants se reflétaient dans les eaux enjouées du lac Léman, Rostropovitch répétait à nouveau dans sa chambre.

Cela fait près de la moitié de ma vie que je vais à Lausanne ; à chaque fois que je pars, reviens, repars, reviens, à chaque fois…."

Je passais donc une après-midi délicieuse dimanche dernier en écoutant cette émission sur France Culture. On peut entendre ce texte (l'auteur n'a pas été nommé) ici, le comédien qui lui donne sa voix ajoute de la "chair" à cette fiction romantique. L'émission dure deux heures; pour n'entendre que ce texte, aller à la 80e minute.
Ces deux heures m'ont offert un voyage à Lausanne, très documenté : musées, artistes qui y ont séjourné, lieux de culture.
Dans quelques jours je serai sur les rives qui lui font face...

J'écoutais ce texte ce dimanche. Non, je le vivais, je ressentais au plus près ces mots comme si je les avais vécus. Je crois bien les avoir vécus. Je leur donnais une signification très personnelle. Je les savourais comme un avant-goût de ma prochaine escapade. Je vais refaire le même périple que l'année dernière, le coeur plus léger, sans palpitations, car cette fois je n'ai rien à espérer, que du bonheur... solitaire**. Liberté, chérie? Non! Cependant, faisons semblant d'y croire.
Je me mens, je suis angoissée de partir, mais les départs m'angoissent toujours. Tout s'est toujours bien passé pourtant, jusqu'à présent...
Demain, je pars à l'aube... oui, je pars, mais personne ne m'attend.***


* Le lac Léman compte aussi des tempêtes catastrophiques.

Les principales tragédies sur le Léman

Le premier accident grave que l'on déplore sur le Léman depuis le lancement du premier bateau à vapeur, fut la tragédie de l'"HELVETIE" au large de Nyon, en août 1858, qui partagea en deux un bateau radeleur. Seize personnes se noyèrent.

Le 10 juin 1862, l"HIRONDELLE'', bateau d'une capacité de 800 personnes, avec 150 personnes à bord, coule au large de la pointe de la Becque à La Tour-de-Peilz. C'est par suite d'une manoeuvre pour éviter une barque qui lui coupe la route que l"HIRONDELLE" toucha les rochers et coula. Pas de victime. Il gît aujourd'hui entre 40 et 65 mètres de profondeur.

Le 23 novembre 1883, entre Ouchy et Evian, le "RHONE" sombrait après être entré en collision avec le "CYGNE", entraînant dix personnes dans la mort.

En 1892, au large d'Ouchy, vingt-sept personnes étaient brûlées vives à bord du "MONT-BLANC", dont les chaudières explosaient.

Le 18 août 1969, le "FRAIDIEU", bateau de location de Thonon, avec 61 personnes à bord, dont 33 enfants, coulait devant Ripaille. Bilan 24 morts dont 16 enfants.

Le 7 août 1970, renversée par un coup de joran d'une violence exceptionnelle mais prévisible - le feu clignotant de Nyon l'annonçait depuis un quart d'heure - la "SAINTE-ODILE" chavire devant Yvoire, avec vingt-six passagers. Bilan : sept morts.



** "Il faut se faire un bonheur solitaire, indépendant des autres."
Stendhal, Lettre à sa soeur Pauline, le 30 avril 1807.

***Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Victor Hugo

vendredi 18 mai 2012

Le tourment d'une solitude

"... je dirais volontiers, que ce qui vous fascinait le plus en lui, c'était ce je-ne-sais-quoi de constamment dérobé aux regards, mais qui vous frappait, cependant, dès le premier coup d'oeil : le tourment d'une solitude fièrement inavouée (...). On se représentait difficilement cet homme au milieu d'une foule; tout son être était marqué du signe particulier qui distingue les solitaires (...). Ses mains (...) attiraient les regards : elles étaient incomparablement belles et fines et Nietzsche disait lui-même qu'elles trahissaient son génie (...). Quant à ses yeux, ils étaient vraiment révélateurs. Bien qu'à moitié aveugles, ils n'avaient nullement le regard vacillant et involontairement scrutateur qui caractérisent la plupart des myopes. Ils semblaient plutôt des gardiens veillant sur leurs propres trésors, des sentinelles protégeant l'accès d'un mystère impénétrable.
(...) Il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et il ne cessa de leur attacher une importance considérable. Mais la joie qu'il y puisait, venait de ce qu'elles étaient pour lui, une sorte de déguisement - un masque servant à recouvrir une vie intérieure qu'il s'efforçait de ne jamais laisser transparaître. Je me souviens que la première fois où il m'adressa la parole - c'était à Saint-Pierre de Rome, par un matin de printemps -, la recherche presque excessive de ses gestes et de son langage me frappa et m'induisit en erreur sur son compte. Mais je ne fus pas longue à me détromper, car cet esprit solitaire portait son masque avec autant de maladresse qu'un montagnard l'habit qu'il vient d'acheter à la ville. On était bien vite amené à se poser, à son sujet, la question qu'il a lui-même formulée en ces termes : "Dans tout ce qu'un homme laisse entrevoir de lui-même, nous sommes fondés à nous demander : que cherche-t-il à cacher? Que veut-il dérober à nos regards? Quel préjugé espère-t-il éveiller en nous? Et puis encore : jusqu'où va le raffinement de ce déguisement? Quelles erreurs commet-il en se déguisant de la sorte?". Sa politesse extérieure, n'était que l'envers de sa solitude intérieure - cette solitude à la lumière de laquelle il importe de saisir toute la vie spirituelle de Nietzsche, et qu'il ne cessa d'accroître autour de lui, comme pour s'obliger toujours plus, à tout tirer de lui-même".

Lou Andreas-Salomé. Cf. le portrait de Nietzsche qu'elle trace dans le premier chapitre de son livre Frédéric Nietzsche, réédition Gordon and Brach, 1971;  nouvelle édition sous le titre Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Grasset, 1992 et « Cahiers rouges » n°295, 2004). 

Texte annoté par G-A Goldschmidt, tiré de l'ouvrage de Daniel Halévy, Nietzsche. 

jeudi 17 mai 2012

Le piège de la révélation

Photo Gamma/Raphaël Gaillarde, 2000

L'écrivain Dominique Rolin est morte le 15 mai à Paris; Elle aurait eu 99 ans le 22 mai 2012. Je n'ai lu qu'un livre de cet auteur, Journal amoureux; je me souviens qu'invitée par Bernard Pivot* pour en parler ce dernier révéla que Jim n'était autre que Philippe Sollers pour lequel elle voua une éternelle passion amoureuse. Lorsque je le lus je ne savais pas qui était "son" Jim, je voulus alors le relire et lui trouvai une autre saveur, c'était étonnant, j'avais mis un autre visage sur Jim mais la personnalité reflétait bien celle de Sollers amoureux de Mozart, du vin, épicurien toujours.

"A cet amour, elle a consacré de nombreux livres, dont Trente ans d'amour fou, 1988, Le Jardin d'agrément, 1994 (tous deux chez Gallimard). Cet homme apparaît comme un repère essentiel de son univers, auquel il procure constance et force. Mais aucun détail qui trahirait l'intimité des amants. On est dans un autre monde, dans une autre mesure. L'enjeu est ailleurs que dans des confidences anecdotiques : dans un dialogue de l'écrivaine avec des parts lumineuses ou obscures d'elle-même, un véritable combat avec son inconscient, ses rêves, ses désirs."

"Fuyant l'angoisse et la courtisant, Dominique Rolin est allée au plus loin dans la description de la solitude et du bonheur, acquis par les seules armes de l'intelligence, de l'ironie, de la franchise."

René de Ceccatty, Le Monde.



* Pour revoir l'émission de Pivot c'est ici. Philippe Sollers était aussi sur le plateau d'où l'audace de Bernard Pivot de faire cette révélation en leur présence. Avant que Pivot dévoile le "secret" on voit Sollers rire en douce, c'est trop drôle et Dominique Rolin est merveilleuse. Michel Onfray était aussi invité, on l'aperçoit rapidement.
Est-il utile de préciser que Bernard Pivot, comme d'habitude,  excelle dans cette interview!

mardi 15 mai 2012

Coup de balai, coup de foudre, un peu d'humour

Une journée "normale" extraordinaire!



Dernier coup de balai sur le tapis rouge, à l’Elysée, avant l’arrivée des invités à la cérémonie de passation de pouvoir entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, le 15 mai 2012.
(REUTERS/Benoit Tessier)



"L'avion de Hollande prend la foudre, son départ pour Berlin retardé!"

(*_*)

Après le déluge sur les Champs-Elysées, la foudre frappe...


... une seconde fois...

... sur sa trajectoire.

Ah quelle journée pour le nouveau Président!



Photos AFP


Ben oui, ça s'arrose une investiture!
Bonne chance monsieur le Président.

samedi 12 mai 2012

***

Petit tour sur la terrasse ce matin. Tiens un bourdon.
Mmmm! Il est bien groggy.
Je crois qu'il a pris un coup de Penn Bazh!






vendredi 11 mai 2012

"Une connaissance ancrée dans le "je" et la chair de l'existence"



AUTOPORTRAIT A L'ENFANT

1

Je suis mort à l'âge de dix ans, une belle après-midi d'automne, dans une lumière qui donne envie de l'éternité. Beauté de septembre, nuages de rêves, luminosités de matins du monde, douceur de l'air, parfums de feuilles et de soleil jaune pâle. Septembre 1969/novembre 2005. J'aborde enfin sur le papier ce moment de mon existence après le prétexte d'une trentaine de livres pour n'avoir pas à écrire ces pages qui suivent. Texte remis à plus tard, trop de peine à revenir sur ces quatre années d'orphelinat chez des prêtres salésiens entre ma dixième et ma quatorzième année - avant trois années supplémentaires de pension ailleurs. Sept au total. A dix-sept ans, je pris le large, mort vivant, et partis pour l'aventure qui me conduit, ce jour, devant ma feuille de papier où je vais livrer une partie des clés de mon être...
[...]
Ma douleur, à l'époque, c'est ma mère. Je ne fus pas un enfant insupportable, mais elle ne me supportait pas.
[...]
[...]
Pour ne pas mourir des hommes et de leur négativité, il y eut pour moi les livres, puis la musique, enfin les arts et surtout la philosophie. L'écriture a couronné l'ensemble. Trente livres plus tard, j'ai l'impression de devoir ramasser ma parole. Cette préface donne les clés, les pages qui suivent procèdent de tous mes ouvrages qui, pour chacun, découlent d'une opération de survie menée depuis l'orphelinat. Serein, sans haine, ignorant le mépris, loin de tout désir de vengeance, indemne de toute rancune, informé sur la formidable puissance des passions tristes, je ne veux que la culture et l'expansion de cette "puissance d'exister" - selon l'heureuse formule de Spinoza enchâssée comme un diamant dans son Ethique. Seul l'art codifié de cette "puissance d'exister" guérit des douleurs passées, présentes et à venir.

Michel Onfray, in La puissance d'exister, Manifeste hédoniste, Grasset 2006.

Ainsi commence l'ouvrage de Michel Onfray que je viens de terminer. En exergue : A ma mère, retrouvée. Les cinquante premières pages relatent ces années d'une enfance sombre. Puis il fait le point sur la question de l'hédonisme, en six parties. Le tout avec une clarté telle qu'une béotienne comme moi n'a trébuché sur aucun chapitre. Ce qui pourrait tout de même me laisser penser que les férus de philosophie n'y trouveront peut-être pas leur compte, quoi que*... Pour ma part, j'ai savouré cet essai et j'apprécie qu'un philosophe réussisse à se faire comprendre des non-initiés. On peut relire quelques extraits dans deux billets précédents. Trois parties m'ont particulièrement intéressée - avec L'autoportrait à l'enfant :
- Une érotique solaire
- Une esthétique cynique
- Une politique libertaire

"Si je devais réduire l'hédonisme à une interrogation, ce serait évidemment celle de Spinoza : "que peut le corps?". A quoi il me faut ajouter : en quoi est-il devenu l'objet philosophique de prédilection? Puis, questions en cascade : comment penser en artiste? De quelle manière installer l'éthique sur le terrain esthétique? [...] Quelle est la nature de la relation entre hédonisme et anarchisme? [...]"
4e de couverture.

* "À l’heure où la philosophie semble retrouver un regain d’intérêt et prendre place de nouveau dans la formation des futurs éducateurs, la lecture de Michel Onfray paraît comme incontournable. L’homme ne figure pas au panthéon des références universitaires ; au contraire même, par son inscription délibérée dans une posture matérialiste, il est l’un des rares penseurs des temps présents à pousser à son comble la rupture avec les canons du "philosophiquement correct". "
Philippe Gaberan

mercredi 9 mai 2012

J'entends le vent je t'aime

Vu ce soir Étreintes brisées de Pedro Almodovar. Je pensais à mille choses, impossible de me concentrer sur le film. C'est la deuxième fois que je le regarde et c'est la deuxième fois que je pense à autre chose en le regardant. Je ne suis pas fan de Penelope Cruz.
A un moment, au début du film, on aperçoit très rapidement ce tableau de Robert Motherwell, je l'ai depuis longtemps dans ma réserve d'images :


J'aime cet artiste, il en a fait deux ou trois autres Je t'aime (ci-dessous). Dès que je vois un tableau où ces mots sont écrits, je m'arrête longuement devant l'oeuvre. Le temps de la contemplation : je suis aimée. Puisque dire je t'aime signifie : aime-moi!





"Associée à l’expressionnisme abstrait américain, la démarche intellectuelle de Robert Motherwell se caractérise par le large éventail de ses centres d'intérêt : la philosophie, la littérature symboliste, la psychanalyse et l’art oriental. Sa peinture va du lyrisme le plus violent à une sérénité presque austère. Le noir et le blanc ont été la base de Motherwell pendant plus de quarante ans : "le noir représente la mort, l'angoisse, le blanc représente la vie, l'éclat. ""

dimanche 6 mai 2012

Où est la gauche

Coïncidence, je tombe sur ce chapitre - publié en 2006 - en ce jour d'élection présidentielle.

UNE POLITIQUE HÉDONISTE

1

Le génie colérique libertaire. Où est la gauche? Question d'actualité, bien sûr, mais aussi question plus fondamentale. Quand naît-elle? Où est-elle? Qu'est-ce qui la définit? Quels sont ses combats? A quoi ressemble son histoire? Et ses grands noms? Ses plus célèbres combats? Ses ratages, ses limites, ses zones d'ombre? Le socialisme, le communisme, le stalinisme, le trotskisme, le maoïsme, le marxisme-léninisme, le social-libéralisme, le bolchevisme en font partie, certes. Mais quoi de commun entre Jaurès et Lénine? Staline et Trotski? Mao et Mitterrand? Saint-Just et François Hollande? Théoriquement : un désir de ne pas composer avec la pauvreté, la misère, l'injustice, l'exploitation du plus grand nombre par une poignée de nantis. Pratiquement : la Révolution française, 1848, la Commune, 1917, le Front populaire, Mai 68, Paris de 1981 à 1983... Mais aussi, en son nom : la Terreur de 93, le Goulag, la Kolyma, Pol Pot. Voilà l'Histoire - pulsions de vie et pulsions de mort mélangées.
Et l'esprit de la gauche? Si l'on en juge par ses réalisations dans la seule Histoire de France : égalité juridique des citoyens en 1789 - juifs et non juifs, hommes et femmes, blancs et noirs, riches et pauvres, Parisiens et provinciaux, nobles et roturiers, gens de lettres et artisans; fraternité sociale des travailleurs - chantiers communautaires et travail pour tous en 1848, semaine de quarante heures et congés payés en 1936; libertés élargies du plus grand nombre une fois démontées les barricades de Mai 68. Ces conquêtes découlent de l'usage de la force et de la puissance du génie colérique de la révolution. Cette énergie qui parcourt ces trois siècles constitue ce que je nomme une mystique de gauche. Une force architechtonique que l'on sent en soi, ou pas, et à laquelle on adhère, ou non. Elle procède moins d'une déduction rationnelle que d'une situation épidermique en rapport avec soi : là encore, la psychanalyse existentielle peut rendre compte de cette présence du souffle en soi - ou de son absence...

2

Le nietzschéisme de gauche. Je tiens le nietzschéisme de gauche pour la pointe la plus avancée du génie colérique au XXe siècle. la vulgate associe toujours nietzschéisme et pensée de droite. L'aryen blond aux yeux bleus paraît l'incarnation de Zarathoustra à nombre d'incultes prenant pour argent comptant la falsification des textes du penseur par sa soeur nazie. Lire l'oeuvre, voilà qui interdit pour toujours de faire de ce pourfendeur de l'Etat, de cet antisémite forcené, de ce conchieur du Reich, de cet ennemi de la violence militaire, un nazi, ni même un compagnon de route de l'aventure nationale-socialiste.
[...]
[...]
En Allemagne, Gystrow inaugure ce courant nietzschéen de gauche, puis en Russie, Eugène de Roberty, en France, Bracke-Desrousseaux, Daniel Halévy, Charles Andler. Jaurès ne s'y trompe pas et emboîte le pas à ce courant. En 1902, à Genève, le tribun socialiste s'appuie sur Ainsi parlait Zarathoustra pour célébrer l'aristocratisation des masses et les noces du prolétariat avec le surhumain.
[...]

Chapitre : Une politique libertaire.
Michel Onfray, in La puissance d'exister, Grasset 2006.

Lire aussi sa chronique ici.

Et, dans trente minutes nous saurons qui sera l'élu : François Hollande ou Nicolas Sarkozy.